J’ai pris en direction de la République. Mon idée c’était d’aller jusqu’au Carreau du Temple acheter des fringues passe-partout.
Ça n’a pas été duraille. Un vieux Jacob à cheveux blancs m’a bradé pour huit billets un costume amerlock avec poches à soufflets et fermetures éclairs un peu partout…
Le paquet sous le bras j’ai mis le cap sur la Seine. Là, planqué sous un pont je me suis déloqué et j’ai fait un sérieux brin de toilette. Après quoi j’ai revêtu la tenue kaki vert.
Ma barbe m’inquiétait un peu car je ne pouvais pas entrer sans danger chez un merlan. Les pommadins sont bien placés pour vous observer en détail. En rasant ils ont le temps de penser et en ne rasant pas ils lisent tous les canards du jour, si bien qu’ils étaient à même de tirer des conclusions malsaines.
J’ai regardé filer l’eau verte un bon moment, reniflant le puissant remugle du fleuve. Le soleil me faisait du bien.
Enfin, je me suis ébroué :
— Allons, gars, qu’est-ce que tu vas faire ?
J’avais pas beaucoup le choix : deux méthodes s’offraient à moi. Essayer de quitter Paris, puis la France… Ou bien…
J’ai opté pour la seconde. Au fond ça doit venir de naissance : chaque fois que j’ai eu le choix entre la raison et la connerie, sans hésitation j’ai choisi la connerie.
Je suis donc remonté sur le quai pour acheter un canard à un kiosque. Il était question de moi à la une, une fois de plus. Les journaux, maintenant, me prenaient au sérieux. Je devenais leur providence car pour l’instant le gouvernement tenait le coup et on ne parlait pas de guerre. Ils m’appelaient « L’homme qui s’escamote ». Mon évasion de Cusco avait fait sensation. L’infirmier était claboté une heure après mon départ d’une hémorragie cérébrale et les perdreaux avouaient se perdre en conjecture sur l’endroit où je m’étais planqué. On pensait que j’avais des complices. Les rafles dans les coins douteux se multipliaient…
De tout ça il ressortait que je ne devais absolument pas me montrer à Montmartre, endroit où tous les truands de France courent se faire harponner lorsqu’ils sont en cavale.
Je n’ai même pas fini l’article. Ce que je lisais ne m’intéressait pas. Mon horoscope c’était moi qui le mettais au point. Les baveux ne pouvaient pas m’éclairer sur la question.
Je suis entré dans un petit troquet pour chauffeur de camions. Mes fringues me donnaient l’aspect d’un routier, et il faut toujours se mettre ton sur ton, voyez le caméléon ? C’est la meilleure manière de ne pas se faire remarquer. J’avais également fait l’emplette d’une casquette à petite visière qui me seyait à ravir.
J’ai commandé un casse-graine et j’ai pris un jeton de bignou à la caisse.
Dans la cabine, j’ai trouvé un vieil annuaire des téléphones, la couvrante, les premières et dernières feuilles avaient été arrachées par les gus qui s’étaient trouvés en panne de faf aux tartisses voisines, tant pis pour les mecs qui se blazaient Abel ou Zivès. Le bouquin démarrait à la lettre B, c’était moins une parce que je cherchais Baumann dessus. Il y en avait une demi-colonne. Mais un seul créchait rue de la Pompe.
J’ai composé le numéro. La sonnerie a retenti… Une fois, deux fois, trois fois… Ensuite je n’ai plus compté… Au bout d’un instant j’ai raccroché et cherché un annuaire par nom de rue. Les Baumann devaient habiter un immeuble rupin dont la pipelette avait sûrement le bigophone. Je tenais à interviewer cette dame. Elle s’appelait Bifin et elle avait une voix très Comédie-Française.
— Dites-moi, ici le Service des Eaux, il n’y a personne chez Baumann ?
— Oh ! non, la dame vit dans le Midi depuis de décès de son mari.
— Ah ! bon, vous avez son adresse ?
— Oui… Attendez…
J’ai attendu. Dans le Midi, ça me bottait. Moins je resterais à Paris, mieux ça vaudrait pour ma santé.
— Allô ?
— Oui, j’écoute…
— L’adresse c’est « Les Tamaris », à Saint-Tropez…
— Merci…
J’ai raccroché et je suis allé m’asseoir devant une assiette où une saucisse de Toulouse reposait sur un lit de chou braisé.
CHAPITRE XV
Tout en mastéguant j’ai donné un peu d’air à mes projets. Rien de tel que la tortore pour vous recharger la matière grise. Vous avez la tronche plus solide lorsque votre sac à fourrage est empli.
Après avoir jaffé, j’ai commandé un jus et je me suis mis à élaborer un futur immédiat qui me paraissait idéal. Jusque-là, même dans mes moments de témérité, j’avais manœuvré comme un chef. Aucune faute de psychologie, tout cadrait bien…
J’ai dégusté mon caoua en soufflant sur ma tasse brûlante comme fait un bourrin avant de boire. A la table voisine il y avait quatre routiers qui attaquaient une Francfort en parlant boulot. Mon attention s’est vite fixée sur l’un d’eux ; un grand mahousse avec les cheveux en brosse et de gros lampions qui lui sortaient des orbites. Il avait quelque chose de marrant et, par conséquence directe, de sympa, ce gros lard.
Il disait qu’il redescendait sur Nice et que ça le faisait tartir vu qu’il était seulabre, son coéquipier étant au page avec une sale angine et de la pénicilline toutes les quatre plombes.
Je me suis adressé à lui, carrément.
— Dites, les gars, mande pardon de me mêler à vot’conversation, mais moi aussi, faut que je descende… J’ai claqué le pont de mon Dodge à l’entrée de Melun… Un vrai pastaga ! J’ai tubé à la boîte, ils me disent de redégringoler et de ne pas attendre que la réparation soye faite. Alors, toi, si tu veux, je suis ta pomme pour faire équipe ; je préfère ça à choper le dur ; le train ça me fout le bourdon.
Il a été content, le mec… Sa bouille s’est illuminée et ses lampions se sont préparés comme pour un défilé nocturne.
— Gi ! il a fait… Tu prends un marc, bonhomme, c’est ma tournée !
On en a bu trois.
Le gros m’a claqué les reins.
— Pour qui tu bosses, il a demandé, y me semble qu’on s’est déjà vus !
Là il me prenait de court.
— Martin, j’ai fait prudemment.
— Martin de Fréjus ?
— Oui…
— Alors tu connais Bouboule ?
— C’te bonne blague !
On s’engageait sur un terrain glissant, je risquais de m’étaler mais il n’y avait pas mèche d’esquiver ça…
— Un drôle de numéro, Bouboule, a déclaré le gros. Je l’ai jamais vu conduire autrement que rond. Où qu’il est en ce moment ?
— A Lille, je crois…
Un des trois autres conducteurs a dit :
— Penses-tu, je l’ai croisé en venant de Libourne…
— Ah ! j’ai cru…
Enfin la conversation a dévié et je me suis senti plus à mon aise.
On est parti, les deux, moi et le gros. Il avait un gros vingt tonnes remorque fatigué, pour manœuvrer cet os fallait pas avoir seulement son certificat d’études…
— On se relayera, a dit mon coéquipier…
— Banco, je te laisse sortir de Paname, comme je connais pas ton engin…
J’étais pas pressé. D’autant moins pressé, que je n’avais jamais piloté un torpilleur de ce format. Inutile d’ajouter que mon permis poids lourds était à l’état vierge dans les stocks d’imprimés d’une Préfecture !
Tout en conduisant, le gros chantonnait. Soudain, il s’est tu, m’a regardé avec une étrange promptitude et a murmuré…