— Je suis certain que je t’ai vu quelque part…
Où il m’avait renouché je le savais : c’était dans le baveux où ma frime s’étalait sur deux colonnes ; nette à grincer des ratiches ! On y découvrait jusqu’au grain de beauté que j’ai à la mâchoire.
— Dans notre job, ça n’a rien de surprenant, j’ai dit… Moi aussi il me semble t’avoir vu…
Il a demandé :
— Tu t’arrêtes pas quelquefois à Vermanton, le troquet en bas de la descente ?
— Si…
— Alors c’est là…
On a roulé commack, des plombes, des plombes… Il faisait assez beau, la route était douce sous nos boudins. J’aimais ça… Ça faisait des mois, des années presque, que je rêvais d’un vrai voyage…
On a traversé la forêt de Fontainebleau, puis on a piqué sur Sens… L’horloge d’un clocher marquait quatre heures.
J’ai rapidement calculé que je devais prendre le volant afin de ne pas me cogner le pilotage de noye.
— Passe-moi le manche, tiens, que je voie un peu à quoi ressemble ta manivelle…
Il ne s’est pas fait prier. Moi j’avais longuement observé sa manœuvre pour ne pas sembler trop branque. J’ai été surpris de constater avec quelle facilité on drivait un gros truc comme ça. Ça tirait dans les bras et ça vous arrachait un peu les épaules au début, mais à part ça tout se passait bien…
Le Gros s’appelait Pierrot. Il m’a balancé son blaze avant de se foutre à la ronflette-maison, bien calé sur la banquette.
En cette saison la route n’était pas encombrée. Le touriste ne donnait pas encore, ou alors il se contentait de Paname et de son musée Grévin. J’ai traversé Sens, puis Joigny…
Le jour déclinait. A Epineau-les-Voves, la nuit s’est arrimée pour de bon entre les peupliers.
J’ai secoué Pierrot dont le ronron dominait celui du moteur.
— A toi de jouer, j’ai mal aux ailerons.
Il a ouvert les chasses.
— Merde, a-t-il déclaré en me regardant…
— Quoi, gars ?
— Je suis certain que je t’ai vu, ce matin…
— C’est une manie !
J’avais la recuite, il me donnait des chaleurs, ce gros lard avec son insistance à vouloir me reconnaître…
Et moi, prudent, pas contrariant, j’ai une fois de plus admis que la chose était possible vu que j’avais dragué toute la matinoche dans le quartier du Caire…
Il s’est mis à conduire en mâchonnant un bout de mégot cueilli sur son oreille. Il fredonnait de l’Aznavoche de la bonne année. Tant qu’il chantait j’étais pépère…
Pourtant quelque chose me prévenait de faire gaffe. Je le sentais préoccupé, il avait certainement trop biglé ma photo dans le canard et elle tourniquait dans sa putasse de mémoire comme un chien crevé dans le remous d’un fleuve.
L’aube nous prendrait dans les faubourgs de Valence, d’après mon estimation. Je lui dirais alors que je devais téléphoner à ma boîte, puis, je prétexterais que la maison me demandait d’attendre sur place l’arrivée d’un autre véhicule Martin… Comme ça, quand il découvrirait qu’il avait transbahuté un zig en cavale, et qu’il irait faire sa déposition, les flics ne sauraient pas mon point de destination. Ils ne penseraient pas au midi en tout cas. Avec leur petite tête et leurs grands pieds ils se diraient que Valence est à la hauteur de Grenoble et que Grenoble c’est comme qui dirait la lourde de l’Italie… Et moi, pas con, je gagnerais Saint-Tropez par petites étapes, empruntant les cars desservant les villes de la descente : Valence-Montélimar ; Montélimar-Avignon… A Avignon je choperais le dur jusqu’à Saint-Raphaël quinquina… Voilà qui était impec comme itinéraire. De cette façon je prenais le minimum de risques et j’avais des chances de m’en tirer…
Les heures ont continué de tourniquer… Sur le coup de dix plombes on était à Avallon et on s’est arrêtés dans un relais de routiers pour la graine du soir.
Y avait un trèpe à pas savoir où poser son valseur. On a pourtant trouvé deux gâches en bout de table et une bonniche glandularde nous a apporté des steaks trop cuits, agrémentés de pommes frites qui ne l’étaient pas suffisamment…
On s’est dépêchés de bouffer. Je pressais le mouvement. J’avais les jetons que Pierrot-les-gros-lampions ne dégauchisse un journal à la traîne et ne bivouaque sur mon portrait.
J’ai ciglé. Il voulait pas mais j’y tenais…
— On boit un marc ? a-t-il proposé.
— Non, pas la noye… Je prends l’assiette ?
— D’ac, j’ai envie de ronfler justement.
Il m’a exprimé son inquiétude viscérale. Il prenait du carat et les digestions avaient maintenant, pour lui, des vertus soporifiques. Fallait qu’il se gave de maxiton pour pas rêver qu’il se zonait dans un grand lit tout blanc, ce qui vous conduit directo dans le premier platane à droite en sortant de l’auberge.
Je me suis installé au volant ; moi je n’avais pas sommeil. Au contraire, je me sentais drôlement soi-soi…
— Tu permets que je m’installe sur la couchette ? a-t-il demandé, si t’es fatigué t’auras qu’à le dire…
— T’occupe pas, gros, ronfle…
Il est monté derrière moi… Il a allumé la loupiote et s’est installé dans des couvrantes puant la crasse et la sueur.
J’ai appuyé sur la chanterelle. La route était libre… Çà et là on doublait quelques chargements comme le nôtre, moins rapides et illuminés comme un manège de foire.
Je ne sais pas à quel moment il s’est réveillé, Pierrot. Oh ! peu de temps après s’être allongé. La clarté du plafonnier a éclaté derrière ma tronche, m’arrachant à la vague torpeur dans laquelle je baignais, sans pourtant perdre quoi que ce soit de ma lucidité.
Je l’ai entendu tripoter du papelard.
— Tu vas aux escargots ? j’ai demandé, faut-il arrêter ?…
Il n’a pas répondu. D’une détente il a sauté de la couchette sur la banquette.
Je l’ai regardé, son visage avait changé. Il était devenu grave et tendu. Pierrot tenait un journal à la main et d’où j’étais j’apercevais mon physique de théâtre sous un titre gras comme une soupe au lard.
— Enlève voir ta casquette, a fait le gros Pierrot.
Je n’ai pas bronché, continuant de piloter le bolide à la recherche d’une attitude à adopter.
Il m’a arraché la bâche américaine du gazon.
— Allez, arrête ! a-t-il fait…
Pour toute réponse j’ai appuyé sur la rondelle. La vitesse est sortie du pot d’échappement comme d’un tube de pâte dentifrice, l’aiguille a fait un saut sur le quatre-vingt-cinq, ce qui représente un drôle de maxi pour un camion pareil.
— Arrête, nom de Dieu de fumier ! a hurlé Pierrot.
— Ta gueule !
Alors il a perdu un peu la boussole, le gros. Il m’a balancé un taquet sur la pommette droite. Et il était pas manchot. Il m’a semblé qu’une Alfa-Roméo venait de me rentrer dans la gueule à cent soixante.
J’ai freiné sec. Le camion a hurlé d’une façon déchirante et s’est immobilisé à cinquante centimètres d’un pylône à haute tension.
Tandis que je procédais à la manœuvre d’arrêt, Pierrot ne perdait pas son temps. A grands coups de pistons qu’il me bigornait. Il tapait du droit, son gauche étant bloqué contre moi. Sa monstrueuse paluche dure comme un caillou m’arrivait au petit malheur dans les dents, sur les tempes, partout.
— Tiens, salaud ! grondait le chauffeur… Tiens, fumier !
J’avais hâte d’être débarrassé de ce volant. Enfin, lorsque le convoi a été immobile et que le bruit de la nuit a empli la cabine de sa grande rumeur triste, je me suis mis au boulot moi aussi. Le fameux « coup de rouge » qui m’avait pris la nuit précédente dans la piaule de la grosse pute s’est emparé de moi. Je n’ai plus senti les dures phalanges de Pierrot sur ma face. J’ai dégagé mon gauche et le lui ai balancé dans la terrine.