Les hommes sont cons. Tous de pauvres types que le palpitant régit à sa guise.
J’ai encore dans les manettes le bruit des quatre bastos déchirant le pénible silence qui s’était établi. J’entends aussi le cri bref poussé par Emma.
Elle a murmuré :
— Paul !
Puis elle s’est tue parce qu’on ne peut pas en dire plus long lorsqu’on a quatre pralines de ce calibre dans la poitrine.
J’ai levé mon couteau. Cette fois pas de voile rouge, pas de grelot à l’intérieur du crâne, c’était un geste fatidique, un geste qui n’appartenait pas qu’à moi et que la fatalité accomplissait par personne interposée.
Baumann est resté debout. J’ai lâché le manche. Je le regardais éperdument, affolé de le voir perpendiculaire à ce dos d’homme. Durant un laps de temps qui m’a semblé interminable tout est demeuré immobile, autour de moi, engourdi pour toujours, semblait-il.
Enfin, ce que j’attendais avec tant d’ardeur s’est produit : Baumann est tombé comme une masse.
Cette fois y avait pas gourance sur l’individu. C’était bien lui que j’avais repassé. Il avait son compte…
Alors je me suis approché d’Emma. Canée aussi. Ses yeux mauves avaient perdu leur étrange couleur et leur mystère. Il ne restait plus sur ce visage que beaucoup d’angoisse et, me semblait-il, un peu d’amour pour moi.
— Emma, j’ai balbutié, Emma…
Je répétais encore son nom, sur la route, en avançant vers l’Est, c’est-à-dire vers la frontière ritale.
Je savais que je m’en sortirais cette fois, que tout se passerait bien et qu’une longue tinée de mecs n’attendaient que moi pour caner sur les routes du vaste monde.
Je répétais « Emma, Emma », pour scander ma marche.
Et chaque fois j’entendais le petit ricanement grêle du destin.
Il pouvait toujours me défier, je n’avais pas peur de lui. De lui ni de personne.
Pour bien me le prouver je me suis arrêté au bord des rochers, solide sur mes deux cannes. Puis, tout en bravant le ciel des yeux, je me suis mis à chanter.
Deuxième épisode
LA DRAGEE HAUTE
CHAPITRE PREMIER
Il y a, à travers le vaste monde, une foule de gens qui rêvent de voir Venise avant de s’en aller fumer la racine de pissenlit à trois mètres sous terre.
Moi je voyais Venise mais je ne pensais pas à canner, au contraire. Je commençais à avoir sérieusement faim de la vie. L’air de l’Adriatique, vous parlez d’une quintonine !
Ça faisait trois jours que je glandais dans les petites Calles de la ville et je commençais à perdre l’habitude de me retourner en marchant. Les perdreaux français me semblaient appartenir à un univers improbable dont je m’étais évadé pour toujours. Je n’avais plus qu’un souci en tronche ; tellement futile à côté de ceux que je venais de semer que je ne le sentais pas peser sur ma vie : trouver chaque jour un peu de lires pour subsister.
J’étais vachement pépère sous le ciel rital. L’Italie est un des rares pays où l’on puisse claquer du bec sans se mettre à faire de complexes. Là-bas, la faim est une femelle avec laquelle on peut s’accoupler sans honte. J’avais donc faim avec une certaine bonhomie et quand mes ratiches sortaient un peu trop de ma bouche on pouvait très bien prendre ce rictus famélique pour un sourire…
Il faut dire que j’en revenais pas de m’être tiré du guêpier. Après mes ennuis j’avais pu contacter, à Nice, un pote à moi qui m’avait arrangé une croisière au pays de la nouille aux œufs frais. Un petit barlu, qui faisait plus ou moins le trafic des blondes, m’avait laissé un soir sur le quai de Gênes et je m’étais mis à respirer à pleines éponges l’air tiède du port…
Le pote m’avait refilé l’adresse d’un autre truand de ses relations qui pouvait s’occuper de moi à Napoli ; mais, toutes réflexions faites, j’avais renoncé à le contacter. Je ne suis pas pour le tourisme organisé. Je m’étais dit qu’avec un curriculum comme le mien j’étais duraille à reclasser. L’Interpol ne manquerait pas de distribuer ma médaille aux condés de la péninsule… Fallait que je fasse gaffe à Naples, c’est le coinceteau d’Italie où les tricarts s’emmènent promener… Alors, où il y a du tricart, il y a du flic, c’est mathématique.
Venise m’avait paru plus tentante, à cause du touriste qui y abonde. J’avais eu juste assez de flouze pour payer mon train et pour acheter, une fois arrivé, un futal de lin et des lunettes de soleil à monture d’écaillé blanche. Avec ça j’avais l’air ravioli tout plein…
Mon plan c’était de m’embourber une Anglaise du côté du Rialto. J’avais pensé une English parce que, d’une façon générale, elles sont plus fastoches à allonger que les autres. Plus naïves aussi ; toujours prêtes à croire au grand amour dès que vous leur paluchez le réchaud en leur susurrant I love you. C’était à peu près tout ce que je savais d’anglais, mais ça devait suffire, surtout que j’en voulais une un peu vioque, donc portée sur le gigolpince et pourvue en sterlings. Mais je m’étais vite aperçu que les châteaux en Espagne étaient malaisés à bâtir sur la lagune… Y a que dans les romans à trois balles qu’on peut embrayer sur la riche rombière style pékinois et biscottes non salées ! J’avais beau rouler à travers la ville et faire jouer mes charmeuses dès qu’une mochetée s’annonçait dans les parages, je ne parvenais pas à aboutir… La touche bien posée, ça les faisait poirer, les nanas ! Faut dire qu’il y avait une drôle de concurrence dans la région. A Venise, tout homme valide de quatorze à quatre-vingts piges est candidat au bilboquet. Là-bas on ne peut pas croire que les mâles sont en régression. Y en a partout, et faut faire de grands pas pour les enjamber sur les trottoirs.
Evidemment, le touriste-femelle faisait gaffe. Probable que l’agence Cook de sa localité lui avait cloqué une circulaire le mettant en garde contre le tendeur macar…
« Attention à vos valises et à votre vertu… » Je voyais d’ici l’avis imprimé en toutes les langues…
Le jour de mon arrivée je m’étais offert, avec mes derniers pions, une demi-douzaine de beignets chauds et un exemplaire de France-Soir datant de l’avant-veille. Les uns et l’autre avaient été difficiles à digérer… Les beignets parce qu’ils étaient à l’huile rance et le journal parce qu’il était aux pommes !
Y en avait une fameuse tartine sur Kaput. Cette fois, j’avais la une presque pour moi tout seul. Mes exploits avaient fait un drôle de cri. Entre les lignes je dégustais la bile des perdreaux. Il devait y avoir un drôle de tirage en haut lieu ! Depuis le ministre jusqu’aux gardes champêtres, ça devait se renverser comme des dominos à cause de moi. Faut toujours un responsable à tout, et lorsqu’on ne tient pas le vrai, on en fabrique des faux. C’est comme ça et on y peut rien. Voyez les gosses, ce qu’ils dégustent comme trempes maison lorsque papa a casqué son tiers provisionnel ou lorsque maman est en renaud contre le calendrier… La vie, quoi !
On soupçonnait que j’étais planqué en Italie et j’avais tout lieu de me féliciter d’avoir dédaigné l’itinéraire tracé par le copain de Nice.
Ici, je me sentais vraiment libre, malgré la flotte qui me cernait de toute part et malgré mon manque d’artiche…
Et pourtant c’était tarte d’être sans un ! J’avais bien fait un petit piquage à bord du vaporetto qui dessert le Grand Canal, mais comme c’était dans le sac d’une vieille paumée de l’endroit, je n’avais attriqué qu’un malheureux faf de cent lires…