— Quelqu’un ? ai-je balbutié…
— Oui. Ça a l’air de te bouleverser ?
— Qui ?
— Un petit bonhomme rigolo…
J’ai éclaté de rire.
— C’est le gérant de la maison…
— Peut-être…
— Il n’a rien dit ?
— Non, il repassera après déjeuner, vers deux heures.
Je suis allé au téléphone pour en avoir le cœur net et j’ai sonné l’agence de location. Le petit zig au canotier noir m’a répondu. Il a semblé surpris par ma question. Non, ça n’était pas lui qui m’avait demandé.
J’ai ressenti un grand froid dans mes pognes en posant le combiné sur sa fourche.
Si ça n’était pas le gérant, qui pouvait m’avoir demandé ? Excepté lui, personne ne me connaissait !
J’ai appelé Herminia qui préparait notre dînette en sifflotant.
— Oui !
— Ecoute, ce type, ton petit bonhomme rigolo, à quoi ressemblait-il ?
Elle a réfléchi.
— Attends… Il a un côté patron de bistrot. Il est presque chauve, habillé de façon très quelconque avec une figure toute ronde et des yeux à moitié clos, tu vois qui c’est ?
Non je ne voyais pas, absolument pas, et c’était bien ce qui me turlupinait…
Un petit signal d’alarme carillonnait dans ma tête. Je me suis dit :
« Et si c’était un poulardin ? »
Mais à la réflexion, ça ne tenait pas. Les poulardins vont par deux, comme les escargots.
Alors ?…
J’avais beau me creuser la calbombe, je ne trouvais aucune solution plausible. A moins que… Oui, ce devait être un type de ma banque… Ou bien… Ou bien tout culment un représentant qui avait appris mon nom chez un voisin. Herminia me l’avait dit le jour de son arrivée ici : les voisins savent tout.
Non, fallait pas se casser le bol. L’essentiel était que le bonhomme en question n’appartienne pas à la grande taule. A part ça, je me foutais de son identité.
Malgré tout, en becquetant j’étais rêveur.
Herminia l’a remarqué.
— On dirait que tu redoutes la visite de cet homme.
— Quelle idée !
— Enfin tu es préoccupé, ça se voit.
— Je suis préoccupé, pas soucieux… Je me demande…
— Quoi ?…
— Ce qu’il me veut. Je tiens à notre tranquillité… J’ai horreur des importuns.
— Qui te dit que c’est un importun ?
Après tout, elle avait raison…
Je l’aidais à débarrasser la table lorsqu’IL a frappé à la vitre de la porte-fenêtre. Je n’avais pas entendu le crissement du gravier. Ce type se déplaçait comme un chat.
A première vue, il avait quelque chose de rigolo en effet ; mais à seconde vue, il était plutôt inquiétant.
Il portait un complet gris, fatigué, une chemise sale, une cravate tirebouchonnée. C’était un blond chauve au crâne blanc et farineux. Il possédait une bille toute ronde, c’est vrai, arrondie encore par la calvitie, mais cette bouille n’était pas si débonnaire que cela et le côté troublant venait justement de son regard. Plus exactement ça venait du fait qu’il n’avait pas de regard. Ses paupières proéminentes étaient presque complètement baissées et le gars était obligé de rejeter un peu la tronche en arrière pour regarder ses interlocuteurs.
— C’est lui, m’a soufflé Herminia.
— O.K., laisse-nous…
Elle est allée dans la petite cuisine, mais elle prêtait l’oreille, de toute évidence.
J’ai délourdé. Le gars a eu simultanément un hochement de tête et un grognement.
Puis il est entré d’une démarche furtive qui contrastait avec le côté rondouillard de sa personne.
— Vous désirez ? ai-je demandé le plus calmement possible.
— Je voudrais parler à Robert Rapin.
Il n’a pas dit « à monsieur » et c’était inquiétant.
— C’est moi…
Alors une expression d’intense surprise s’est répandue sur sa frime. Il a levé le menton et m’a considéré avec attention par-dessous ses paupières de crapaud.
Enfin il a secoué la tête et a dit d’un ton morne :
— Vous n’êtes pas Robert Rapin.
Comme coup de cymbale on ne pouvait imaginer mieux.
J’ai compris que cet homme était dangereux. Et d’autant plus dangereux que je ne savais rien de lui.
J’ai réagi.
— Qu’est-ce que vous me racontez ! Je sais bien qui je suis, tout de même…
Un fugace sourire a retroussé sa lèvre supérieure.
— Je ne sais pas qui vous êtes, mais je sais que vous n’êtes pas Robert Rapin. Je connais Robert Rapin ; je le connais même très bien. Ça n’est pas vous…
— Alors vous confondez… C’est un nom qui est relativement répandu…
— Je ne confonds pas…
— Je vous dis que si !
— Moi je vous jure que non.
— La preuve : je suis Robert Rapin, mais vous ne me reconnaissez pas : conclusion, il ne s’agit pas de la personne que vous cherchez…
Tout en parlant je me sentais gagné par une grande tristesse. Une tristesse physique qui me décolorait la vie. Voilà qu’il fallait affûter ses griffes, se tenir sur la défensive… Alors c’était déjà fini les beaux jours ?
Herminia était sortie de sa cuisine et regardait la scène d’un air inquiet.
— Qui êtes-vous ? ai-je demandé…
— Bouboule !
Il s’agissait d’un sobriquet, évidemment, et d’un sobriquet cucul-la-praline ; mais il ne donnait pas envie de se poirer, à cause de la manière dont il le prononçait.
— Connais pas, ai-je affirmé. Je n’ai jamais entendu parler de Bouboule…
— Même par Rapin ?
— Dites donc, je voudrais que vous cessiez ce petit jeu…
— Moi aussi, on pourrait parler !
— Je suis Rapin…
— Alors montrez-moi une pièce d’identité avec photo…
J’ai serré les poings.
— En voilà assez ! Qu’est-ce que c’est que cet inquisiteur à la noix ! Taillez-vous ou j’appelle la police…
Il a tiré une chaise de sous la table et s’est assis. Puis il a croisé les cannes et lissé le pli de son futal fatigué.
— C’est ça, a-t-il dit, appelez donc la police, il y a longtemps que je n’ai pas rigolé.
Il m’en imposait par son calme et sa sûreté olympienne. Je lui aurais volontiers bouffé la rate, mais c’était pas le moment de se laisser aller à la violence. Non, il fallait prendre le taureau par les cornes. Ce qui m’agaçait c’était la présence muette d’Herminia.
— Dis, chérie, ai-je murmuré, passe ton short et va sur la plage ; je te rejoins…
Elle a hésité, ses yeux ont croisé les miens et elle y a lu quelque chose qui n’incitait pas à la rouspétance.
— D’accord…
Trois minutes plus tard elle se barrait.
— Elle est docile, a remarqué Bouboule…
— Je vous écoute…
— Qui êtes-vous ?
— Ne revenons pas là-dessus !
— Où est Rapin ?
— Ne revenons pas non plus là-dessus…
— Il le faut bien, car c’est l’objet de ma visite…
— Ah ?
— Oui… Il faut que je parle à Rapin coûte que coûte et le plus tôt sera le mieux. Surtout ne me dites pas qu’il y a confusion : j’ai vu son Alfa dans le garage…
La tuile ! Je devais d’urgence trouver une attitude ad-hoc. Ce mec était fortiche, pas moyen de lui vendre de la chicorée d’avril en décembre ! Qui était-il et que voulait-il ? Il était urgent que je le sache.