J’ai répété :
— Pose ça !
Mais en sachant qu’il ne m’obéirait pas. La découverte qu’il venait de faire le pétrifiait. Il m’avait parlé comme à un type de dernière zone et ça lui foutait rétrospectivement les jetons.
Il a brusquement glapi, d’une voix pointue :
— Ne bouge pas ! Ne bouge pas ou je t’arrose !
Il avait follement peur. C’était peut-être flatteur, mais c’était encore plus dangereux. Dans l’affolement il risquait fort de crisper un peu trop son index sur cette foutue gâchette.
J’ai haussé les épaules.
D’un ton extrêmement neutre j’ai murmuré :
— Pourquoi jouer les gros bras, Bouboule ? C’est tellement plus simple de s’entendre.
Indécis, il a rejeté sa portion de tronche en arrière pour m’étudier. Alors, d’un geste brusque, j’ai empoigné le rebord de la table et je me suis rué sur Bouboule avec ce bélier improvisé. L’autre rebord lui a cisaillé l’estomac. Il n’a même pas eu le temps d’envoyer la purée. Il est parti les quatre fers en l’air par-dessus sa chaise. J’ai sauté sur sa poitrine à pieds joints. Il a exhalé un soupir qui n’en finissait plus.
J’ai raflé le pétard. J’étais heureux de me retrouver en aussi parfaite condition après ces jours de flemme.
— Ça va mieux, Bouboule ?
Le soufflant me brûlait les doigts. Cette envie de buter que je croyais définitivement morte en moi renaissait, plus insistante qu’auparavant.
J’aurais aimé plomber un peu Bouboule… Lui mettre deux valdas dans le burlingue, histoire de lui en faire un peu baver.
Il avait réussi à lever ses stores et il me regardait avec des châsses blancs, striés de rouge.
J’ai pris le pétard dans ma main gauche et j’ai versé un plein verre de whisky.
— Tiens, bois, ça te remettra.
Il a pris le verre et s’est enquillé une lampée.
— Bois tout, gars !
Il a vidé le verre. Je l’ai rempli à nouveau.
— Vide encore ça…
— Mais…
J’avais mon plan.
— Vide, et manie-toi, le whisky est l’alcool qui se digère le plus aisément. Tu te rends compte : je te gâte, c’est du surchoix à sept sacs le flacon !
Il a bu, sans trop comprendre où je voulais en venir. Et cependant c’était simpliste. Je tenais à lui filer un coup de barre dans le ciboulot, afin de ramollir sa volonté.
En lui poivrant assez la gueule j’étais certain qu’il répondrait à mes questions, mieux que si je le malmenais.
Lorsqu’il a eu fait son second cul-sec j’ai examiné le résultat… Il avait les joues enflammées et le regard voilé. Il dodelinait un peu…
— Comment te sens-tu ?
— Bbbbb…ien…
Et il a pleurniché :
— Me bute pas : je t’ai rien fait ! Oh ! ce que t’es méchant avec moi, Kaput, ce que t’es méchant !
Il était cuit comme une rave.
— Chiale pas, figure, chiale pas… Ça me donne envie de t’assaisonner…
— Oh ! non… Non !
Je le voyais mûr à point. Il parlerait comme un enfant qui rêve.
— Tu vas parler, hein, tu vas parler, Bouboule, autrement je te crève la paillasse, espèce de saloperie vivante !
— Fais pas ça… D’accord, d’accord, je parle…
Il a eu un hoquet qui en disait long sur sa brutale ivresse. Je l’avais proprement anesthésié.
— Raconte-moi un peu le coup que tu as réussi avec Rapin…
— Eh ben…
Il a un peu souri ; sa tête s’est mise à jouer les balanciers et il est tombé le nez sur la moquette. J’avais dépassé la dose. Deux grands verres de whisky sec, c’est un peu trop explosif.
J’ai cueilli la carafe sur la desserte et je lui ai versé le contenu sur la nuque. Avec un coup de late dans les côtes il s’est trouvé ressuscité.
— Aïe ! Quoi ?… Qu’est-ce que ?… Ah ! oui…
— Ne tombe pas dans les questches, Bouboule, et réponds à mes questions avant que je me fâche…
— Mais…
— Quel est le coup dont tu parles ?
Sa lucidité était revenue. On allait pouvoir discuter clairement.
Il s’est pris la tête à deux mains, puis, sans me regarder, il a commencé de jacter.
Il parlait presque normalement, s’arrêtant de temps à autre pour choisir ses mots.
— J’ai fait la connaissance de Rapin dans une boîte derrière la gare de Lyon… Une boîte à bicots… Je livrais du stup là-bas, de la bricole, quoi !
— Il se droguait, Rapin ?
— Non, mais il aimait fréquenter les crouilles… C’était un coin idéal pour ça, chez Ali… On a sympathisé…
Bouboule a eu un hoquet et j’ai cru qu’il allait se vider sur le plancher, mais il s’est ressaisi. Sa frime tournait au vert bouteille, ce qui était de circonstance.
— Vas-y, je t’écoute…
Et comment que je l’écoutais ! Je sentais qu’il allait me bonnir une historiette pas ordinaire…
Il m’a demandé :
— T’as pas un peu de flotte, dis voir ?
J’ai chopé le carafon et je suis allé tirer de la baille au robinet de la cuisine. Quand je me suis ramené, Bouboule ne se trouvait plus dans la pièce… J’ai posé la carafe et bondi au dehors avec un rugissement qui faisait la pige à celui du lion dans la Métro.
Ce salaud m’avait possédé. Il était moins chlass que je ne croyais…
Je l’ai aperçu qui courait sur le chemin bordé d’orangers. Il titubait et ses flûtes avaient par instant des faiblesses qui le faisaient fléchir. Le rattraper n’avait rien de duraille.
J’ai eu tôt fait d’arriver à sa hauteur. Je l’ai touché simplement au bras et il s’est arrêté en chialant.
— Je t’en supplie, Kaput ! Kaput ! me bute pas…
— Tu vas fermer ta gueule ! ai-je grondé. Boucle-la où je t’ouvre le ventre comme à un lapin !
Ça l’a calmé…
Il avait moins de ressort qu’une montre de dame.
— Tu vas me suivre docilement et cesser de faire l’andouille. Et puis, ne pousse pas cette gueule lamentable : on nous regarde.
Lorsqu’on s’est retrouvés dans le studio, il a eu les grelots et moi ça me démangeait vraiment de le tuer. Sa vilaine frime me donnait au cœur.
— Ne t’amuse plus à ce petit jeu si tu tiens à ta garcerie de vie, compris ? Autrement, t’auras droit à une chouette canadienne en peau de sapin…
Cette fois il était dompté.
Je lui ai versé un verre de flotte qu’il a éclusé en tremblant. Ses chailles tintaient sur le rebord du verre…
— Ça va mieux ?
— Oui…
— O.K., alors continue… On en était à la boîte à stup de la gare de Lyon où tu as connu Rapin…
— Oui… C’était un petit salingue… Son vieux était canné depuis peu et il croquait l’héritage à tout berzingue dans une foirinette noire…
— Et puis ?
— En causant, il avait fini par me dire qu’il savait piloter un avion…
— Lui ! me suis-je écrié.
— Oui. Il était pédoque, d’accord, mais casse-cou, y avait qu’à le voir conduire son Alfa à 180…
— C’est vrai, alors, en quoi le fait qu’il savait piloter un zinc t’intéressait-il ?
Il s’est assis sur une chaise et a allongé ses jambes. Il semblait de plus en plus mal à son aise. L’alcool devait lui fouailler les tripes, et sa peur n’arrangeait rien.