J’ai regardé Herminia.
— On dirait que j’ai gagné le canard, non ?
— On dirait…
— Pour les millions c’est rapé, non ?
— Pourquoi ?
— Mais… parce qu’on sait que Rapin égale Kaput… Je ne peux pas me présenter à un guichet de poste sous ce nom-là…
— Voyons, tu crois que le préposé du guichet s’est mis ce nom dans la tête ? Tu plaisantes… En admettant qu’il ait lu le journal, ce qui n’est pas prouvé car il est tôt, il ne s’est intéressé qu’à tes exploits en tant que Kaput… Il n’a même pas pris garde au reste…
Elle avait raison une fois encore. Chez elle, ça devenait une manie…
— Qu’est-ce qu’on fait ?
— On va payer la note et laisser la voiture. Elle nous ferait repérer… Pour le moment je ne risque pas d’attirer l’attention sur toi car le journal signale que tu vivais avec une élégante jeune femme, sans donner encore de précisions sur mon compte.
— On a été cons d’emporter le vélo…
— Que veux-tu, on est toujours victime d’un excès de zèle. Il avait tellement l’air d’une bicyclette d’agent !
J’ai demandé ma note et j’ai dit que nous allions nous promener.
— Je passerai prendre ma voiture en fin de journée…
— Parfaitement, monsieur…
Dehors j’ai respiré plus librement, mais tout au fond de moi il y avait quelque chose de triste, de navré… Je retombais dans une période de pétoche… Décidément il n’y avait pas d’espoir en ce monde, pas d’espoir de rédemption, pas d’espoir de se transformer.
— Ne fais pas cette tête, a murmuré Herminia, tu vas te faire repérer. On dirait que tu as déjà les menottes aux poignets.
Le bureau de poste n’était pas ouvert. Il s’en fallait de dix bonnes minutes. En attendant nous nous sommes promenés dans une allée bordée de pins parasols…
— Mon compte en banque est bloqué, fatalement, ai-je déclaré ; voilà déjà dix briques de perdues…
— C’est dommage, a rêvé Herminia.
Le soleil mettait d’étranges reflets d’or dans ses cheveux roux. Sa peau ne bronzait pas vraiment, elle était légèrement hâlée et restait délicate…
En la regardant je songeais que je n’aurais pas besoin de la tuer. Maintenant que j’étais démasqué, ça devenait inutile. Tant mieux, elle me plaisait et j’avais besoin d’elle. Cette nuit encore je l’avais prise plusieurs fois, sans me lasser de son corps vibrant. Sa peau était si douce, si chargée d’électricité aussi !
— A quoi penses-tu ?
— A toi…
— Ça n’est pas le moment, tu sais…
Non, ça n’était pas le moment.
Huit heures ont sonné au clocher du pays. Mon palpitant s’est mis à faire le forcing. J’en avais la poitrine douloureuse. Il me semblait que ça allait éclater, que j’allais faire explosion et voler en morceaux.
— Viens !
Je l’ai entraînée par la main. Au moment d’entrer dans le bureau de poste elle m’a demandé :
— Tu as une pièce d’identité sans photo ?
— Attends…
J’ai sorti mon portefeuille. Il ne contenait que la carte grise. J’ai poussé un juron. J’avais laissé le passeport de Rapin à la maison. Il était tombé tandis que j’étranglais le bourdille et, dans mon affolement du moment, je n’avais pas songé à le ramasser…
— C’est inadmissible ! s’est écriée Herminia.
— Tais-toi !
Elle avait hurlé. Ses yeux contenaient quelque chose d’indéfinissable, de très hostile… Elle ne me pardonnait pas cette omission.
— Espérons que la carte grise suffira…
Nous sommes entrés. Il n’y avait personne hormis deux bonnes femmes derrière les guichets qui jacassaient, comme trente-six perruches.
Il était question du mari de l’une d’elles (une grosse brune frisée et moustachue) qui souffrait d’un rhumatisme à l’épaule.
J’ai regardé les indications portées sur des panneaux de carton et je me suis approché du guichet marqué « Poste restante ». C’était justement celui de la femme du rhumatisant…
— Je viens chercher un paquet en souffrance, ai-je dit…
— Quel nom ?
— Robert Rapin…
Elle n’a pas sourcillé.
— Attendez…
Elle est passée dans l’arrière-salle et je l’ai entendue qui farfouillait dans des casiers…
— Hé bé ! s’est-elle exclamée à la cantonade, vous pouvez dire qu’il est poussiéreux… Boudi ! c’était temps que vous le veniez prendre ! Autrement qu’il s’en allait aux rebuts, le pauvre…
Elle est revenue, soufflant sur un colis ayant les dimensions d’un carton à chaussures.
Dans mon dos, Herminia a poussé un léger soupir. Moi, j’avais envie de gueuler tellement la tension était forte. Là, à portée de la main, il y avait vingt millions et des ! Si la postière avait pu se gaffer du contenu !
— Vous avez une pièce d’identité ?
— Bien sûr…
J’ai avancé ma carte grise et j’ai demandé gentiment :
— Je dois quelque chose pour le port ?
— Non. C’est suffisamment affranchi.
Elle a saisi la carte grise.
— Ça n’est pas une pièce d’identité, ça…
— Comment ! Mais si… puisque…
— Mais non ! a-t-elle affirmé, la preuve, c’est qu’une carte grise peut se prêter si on prête une auto… Et il n’y a pas de photographie dessus…
Le sort qui me jouait encore un tour de cochon ! J’avais l’habitude des entourloupettes du destin, mais quand même, cette fois, il dépassait la mesure…
J’ai essayé d’amadouer la bonne femme.
— Ecoutez, je suis simplement de passage et je n’ai pas d’autres pièces d’identité sur moi… Je…
— Alors vous repasserez…
— Mais le colis est à bout de délai…
— Je le garderai encore un jour ou deux… pour vous faire plaisir…
Elle était tranquille, sûre d’elle, barricadée dans son règlement à la noix. Elle ne connaissait que ça, cette vache !
J’hésitais. J’ai regardé Herminia. Son nez était pincé et ses yeux ne perdaient pas de vue le paquet poussiéreux qui contenait une telle fortune.
La postière a poussé une exclamation.
— Dites, monsieur…
— Oui ?
— Si vous avez une carte grise, c’est que vous êtes en voiture ?
— Evidemment…
— Si vous roulez en voiture, c’est que vous avez votre permis de conduire… C’est suffisant comme pièce d’identité.
C’était un suprême coup de massue. Et pourtant, elle était gentille, la grosse. Elle parlait triomphalement, contente d’avoir trouvé la solution…
— J’ai laissé mon permis à mon hôtel, dans mon autre portefeuille.
— Allez le chercher…
J’ai pris mille francs.
— Ecoutez, mon chou !