Elle a stoppé pile et s’est retournée.
— Ce sera ici ou nulle part, a-t-elle déclaré.
Nous étions rangés en bordure d’un trottoir peuplé d’une foule jacassante. A cet endroit la chaussée était étrécie par des travaux et nous gênions considérablement la circulation. Un flic, pas très loin, nous guignait de l’œil, prêt à intervenir si nous ne décarrions pas en urgent !
Elle avait choisi son secteur, la pourriture !
— Allez, au fade ! s’est écrié Bouboule en montrant le paquet…
— Ecoute, gars. Si tu ne fais pas ce que je te dis, comme je te dis, tu vas passer devant la glace pour les pellos, tu piges ?
— Et toi, c’est à tabac que tu vas passer !
— D’accord, tu peux me faire poirer, mais en ce cas ta garce de fille se cognera un bon moment de mitard, je te l’annonce ; n’oublie pas qu’elle était avec moi dans le bureau de poste de Cagnes où j’ai buté la gonzesse…
Herminia a tranché :
— Faisons ce qu’il te dit, papa… Allons plus loin… Puisqu’il y tient.
J’ai vu qu’elle lui donnait un petit coup de genou. Ça voulait dire quoi, ça ? Fallait que j’ouvre les sabords… Cette carne, c’était à elle toute seule une brassée de vipères. Elle pouvait se permettre un tas de fantaisies, toutes plus vaches les unes que les autres…
Elle a redémarré sans mot dire. En passant devant le bignolon, ce dernier nous a fait un petit geste de menaces avec le doigt. Genre « gare à vous si vous n’êtes pas sages ! »
S’il s’était gourré des personnalités à qui il s’adressait, comment qu’il aurait déballé son Eurêka !
On a retrouvé la grande route. Le mahomed cognait plus sec qu’en été. Le goudron scintillait comme des diams.
Bouboule a poussé un juron.
— Ecoute, Kaput, j’en ai marre de tes salades… Faut pas croire que tu vas m’enviander. D’accord, on file plus loin, mais à la condition que tu balances le feu par la portière, tu piges ?
J’ai siffloté en guise de réponse, mais, vite fait, j’ai cloqué un coup de saveur au compteur : il indiquait déjà cent cinquante. C’était sa marotte à Herminia. Paradoxalement, elle ne se sentait à l’aise dans cette tire qu’après avoir dépassé la ligne de sécurité. Un drôle de numéro dans son genre.
— Balance cette arme, Kaput…
J’ai demandé :
— Ou bien ?
Il y a eu un silence, car ma question l’embarrassait.
— Ou bien je t’emmène dans un platane !…
— Ta manie du suicide collectif, ai-je rigolé. Faudra te faire psychanalyser !
Bouboule s’est brusquement écrié :
— Nous sommes suivis !
J’ai fait volte-face pour regarder par la vitre arrière. Alors tout s’est déroulé très vite. J’ai eu le temps de voir défiler la route vide, puis j’ai perçu un léger sifflement et comme je me retournai, il m’est arrivé un gnon phénoménal sur le caillou.
Un brouillard rouge m’a voilé le regard, mais à travers ce brouillard je parvenais à distinguer Bouboule, agenouillé sur le siège avant, une clé à molette à la main. Pour la seconde fois, il la soulevait. Je me suis jeté de côté. Le coup m’est arrivé sur l’épaule gauche et une douleur aiguë m’a fouaillé tout le buste.
— Cogne ! cogne ! hurlait la gueuse.
La voiture décrivait de courtes embardées, car les mouvements du salopard gênaient la conductrice.
Une troisième fois, Bouboule soulevait la manivelle… Salope, va ! C’était pour ça qu’elle avait fait du genou à son vieux à Brignoles. Elle avait aperçu la clé à molette dépassant de la poche à soufflet de la portière et ça lui avait donné l’idée de ce guet-apens.
Le brouillard rouge s’est brusquement dissipé. J’avais le crâne solide. Il est vrai que la clé à molette était trop longue, elle avait raclé le toit de l’auto et ce frottement avait amorti le coup.
J’ai levé le pétard et j’ai tiré.
La balle est partie dans le pare-brise qui, d’un seul coup, est devenu opaque, car il était évidemment en sécurit.
Bouboule a juré…
Les freins ont hurlé désespérément, la voiture a tangué et tout d’un coup il y a eu comme une explosion radieuse.
J’ai eu l’impression de participer à un feu d’artifices… en tant qu’artifice.
Un choc, un bruit énorme.
Puis le silence. Nous venions de percuter un arbre. Depuis le temps que Bouboule en parlait ! Eh bien ! ça s’était fait bêtement sans que personne ait eu à le vouloir.
Mais il n’en parlerait plus jamais car il était immobile, le crâne fendu par un montant du pare-brise.
Quant à Herminia, elle luttait désespérément pour reprendre son souffle. Elle était coincée entre le tableau de bord — qui était venu à elle — et le dossier de la banquette. Toujours à genoux, le buste tourné de mon côté, elle haletait et geignait… Elle devait avoir les reins brisés.
Pour ma part, j’étais indemne. Les passagers de l’arrière sont en général privilégiés en cas d’accident.
J’ai respiré à fond : ça gazait. Ce qui me faisait le plus mal, c’était ce gnon qu’il m’avait filé à l’épaule…
— Tu te régales, Herminia ? j’ai demandé en riant.
Ses yeux étaient agrandis par l’épouvante de la mort. Un peu voilés aussi. Sa bouche pompait toujours, avide d’un oxygène qui ne trouvait plus le chemin de ses éponges.
— T’es ficelée, ma pauvre vieille… Tu vas crever… Voilà ce que c’est que de jouer les femmes fatales…
J’ai glissé le pétard dans ma poche. Puis je l’ai giflée. Ça c’était pour solde de tout compte. Ça manquait d’élégance, je sais, mais je n’ai pas pu me retenir. Je lui en voulais trop ! Et je lui en voulais plus que tout de mourir aussi bêtement… je me sentais frustré.
D’un coup d’épaule, j’ai ouvert la portière de droite qui résistait. Puis j’ai empoigné le colis qui gisait sur le plancher de la bagnole.
Herminia est morte comme je sortais. Elle s’est mise à pendre en avant comme une marionnette abandonnée…
Je les ai considérés un court instant tous les deux. C’était marrant de les voir canés, côte à côte, le dos tourné l’un à l’autre… Ils symbolisaient les belles familles.
Un jour, on se retrouverait en enfer ou au ciel, suivant la clémence de Dieu… Et on rigolerait de ces moments tragiques.
CHAPITRE XX
La route était miraculeusement déserte, mais je me doutais bien que ça n’allait pas durer…
Les premiers mecs qui déboucheraient ne manqueraient pas de s’arrêter devant les débris de l’auto. Si j’étais aperçu à proximité, on trouverait ça louche. Le plus urgent était de me planquer.
Je me suis mis à courir à travers champs. Je fonçais droit sur l’horizon, sans m’occuper des chemins… J’étais grisé par la victoire et le grand air.
J’ai entendu un bruit de moteur au loin. Je me suis arrêté et j’ai regardé en direction de la route. Un gros camion radinait.
Je me suis jeté à plat ventre sur le sol et j’ai attendu.
Je ne voulais pas risquer de me faire voir…
Mais le camion est passé sans s’arrêter. Il y avait donc de par le monde des mecs aussi fumiers que moi !
J’ai repris ma marche et, dix minutes plus tard, j’étais hors de vue, suivant les méandres d’une rivière hantée par les libellules.
Je me sentais un peu las… J’avais faim, n’ayant rien pris de la journée.