Couché dans l’herbe, la tête sur mon paquet de fric, je me suis mis à statuer sur mon sort.
A partir de maintenant, finie la rigolade. Je devais me planquer à nouveau un bout de temps après cette série d’exploits. Pour cela, il fallait éviter les grands centres, les ports, les routes nationales.
Mon sens de l’orientation me permettait de me repérer. En coupant à travers les terres, j’allais remonter en direction de Manosque.
C’était une petite ville rêvée pour y passer une huitaine en paix. J’y arriverais le lendemain. Cette nuit, je trouverais bien un village où ronfler après avoir bouffé une omelette au lard… Je salivais en y pensant… Une omelette de douze œufs ! Et avec plein de lardons gras de l’intérieur et grillés des bords…
C’est cette vacherie d’omelette qui m’a donné le courage de marcher. Je me suis dirigé vers elle comme un Arabe se dirige vers La Mecque.
En marchant, je disais :
— J’ai faim ! Oh ! ce que j’ai faim !
Et cette litanie stupide me donnait la force d’avancer dans les prés roussis fleurant bon la lavande.
— Marche, Kaput, tu vas bouffer… Une omelette ! Bien jaune, bien grasse… Coltine tes millions, gars… Quand tu auras tortoré, tu dormiras dans un patelin plein de chants de coqs… Demain y aura du soleil… Du beau soleil comme tu aimes… Dans quelques jours, tu seras à Paris. Tu feras changer tes dollars par petits lots, pour ne pas éveiller l’attention… Une partie seulement… L’autre, tu la planqueras… Tu te paieras une nouvelle identité… Oui… Et tu quitteras la France… Elle est bath, mais tu la fatigues… T’es incorrigible, Kaput… Faut toujours que tu te mettes à buter des gens… Alors faut toujours que tu te fasses oublier…
L’air sentait bon et devenait plus frais… Ça devait venir de la proximité de cette rivière… La campagne était vide…
Je ne pensais plus à Herminia ni à Bouboule, c’est-à-dire je ne pensais plus à eux en tant que vivants… Ils étaient finis… En ce moment des gens s’affairaient autour d’eux. On étendait Herminia dans l’herbe du talus roussie par le soleil et la pisse des chiens errants.
Je ne pensais plus à la carcasse de Rapin qui pourrissait dans un cimetière italien… Je ne pensais plus au petit gardien de la paix qui, pendant quelques secondes, s’était pris pour le commissaire Maigret ; je ne pensais plus à la postière…
Je marchais triomphalement dans la nature et elle était mœlleuse à fouler comme un paillasson.
J’ignore combien de bornes j’ai parcouru de la sorte, emmitouflé dans mes pensées.
Les kilomètres ne sont faits que pour les routes. Dans la cambrousse on va seulement d’une haie à un pissenlit, d’une touffe de thym à un merisier… On va de la rivière à l’horizon. Du soleil à l’épuisement bienheureux…
On va… Les kilomètres appartiennent aux autres, aux gens organisés, aux guides Michelin, aux compteurs de bagnoles…
C’était une belle liberté. La plus belle que j’aie jamais savourée. Je suis arrivé en vue d’un petit village blotti contre le gros nichon d’une colline. Il avait des toits pâles et un air de ne jamais recevoir les journaux qui m’a donné envie de m’y arrêter…
La première personne que j’ai vue c’était une fillette qui jouait avec une feuille de châtaignier. Elle arrachait une nervure sur deux, transformant ainsi cette feuille commune en feuille exotique.
— C’est joli, ce que tu fais…
Elle m’a regardé d’un œil effarouché, sa feuille dentelée à la main.
— Il y a une auberge dans le pays ?
Elle pouvait avoir une dizaine d’années. Ses cheveux noirs se divisaient en deux nattes terminées par deux barrettes rouges. Elle était à la fois jolie et rabougrie.
— Il y a le café Maillançon !
— Où ça ?
— En face de l’église !
J’y suis allé. Les derniers mètres étaient durs à franchir. Je suis entré dans une salle fraîche, tapissée d’un vieux papier peint boursouflé représentant des scènes de chasse. Une grosse bonne femme est apparue. Elle ne s’attendait pas à un client comme moi et s’est arrêtée, vaguement inquiète. On ne devait pas voir beaucoup « d’estringers » dans le patelin.
J’ai inventé une histoire à la noix :
Je voyageais à pied sur l’avis de mon docteur. Je voulais coucher et surtout manger, etc…
Ma mise inspirait confiance, mes manières courtoises aussi.
— Je peux avoir une omelette au lard ?
— Mais oui…
Je me suis assis.
Tandis qu’elle préparait cette mirifique omelette dont les fumets me chatouillaient le tarin, j’ai défait le paquet de talbins. Depuis le temps que je les trimbalais, ces images américaines, j’avais envie de les tripoter un peu. Une liasse de biffetons, ça vaut une peau de fille, croyez-moi…
D’un coup sec j’ai fait sauter la ficelle. Puis j’ai arraché le papier. Comme je l’avais estimé il y avait une boîte à chaussures dessous…
Rapin avait bien fait les choses. Sans doute redoutait-il que le papier d’emballage soit déchiré dans le transport. J’ai regardé en direction de la cuisine que j’apercevais par la porte vitrée. La grosse bistrote me cuisinait mon omelette.
Vite j’ai soulevé le couvercle de la boîte blanche. J’ai glissé un coup d’œil ému à l’intérieur. Puis j’ai arraché complètement le couvercle. La boîte contenait une poupée. Une très jolie poupée vêtue d’un costume alsacien.
J’ai cru que j’allais vomir tellement la désillusion me nouait les boyaux.
Comme un ivrogne, avec la voix pâteuse des mecs qui ont trop biberonné, j’ai balbutié :
— Ça n’est pas possible !
Sans y croire, j’ai tâté le corps de la poupée, mais il ne contenait que du son.
Alors je me suis précipité sur le papier d’emballage, cherchant l’adresse avec rage. Et j’ai pigé :
Le libellé portait :
Monsieur Robert Larpin, poste restante, Cagnes-sur-Mer.
La grosse truie de postière s’était gourée de pacson… C’était compréhensible du reste, car il y avait une grosse similitude de nom et avec la couche de poussière qui recouvrait les colis en souffrance, on pouvait se foutre dedans !
— Oh ! qu’elle est bravoune ! s’est écriée l’aubergiste en apportant l’omelette fumante…
J’étais abruti. Songer que quatre personnes étaient mortes pour cette poupée !
On avait fait un gros cinéma avec Bouboule pour ces morceaux de chiffon… J’avais toutes les polices de France aux miches à cause de cette maquette d’Alsacienne…
Adieu les millions ! Le sort qui, par moments me tirait des puits les plus profonds, venait de me filer un coup de savate en vache. Un de plus…
Toujours l’imprévisible arrive. Qui m’aurait laissé prévoir qu’à la suprême seconde une employée des postes attraperait un paquet pour un autre ?
Le clocher de l’horloge s’est mis à égrener ses six coups. Il avait la voix chaude et sonore d’un ténor.
— Six heures ? ai-je murmuré…
Pourquoi avais-je le sentiment que ces six coups sonnaient la fin d’un combat ? Ah ! oui, parce que les bureaux de postes ferment à six heures en France.
Nous étions le 15 au soir et le paquet en souffrance partait pour les rebuts.
C’était scié.
Ça m’a presque soulagé. Bon, le coup était vache, mais il était passé. Je ne pouvais plus rien tenter.