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— Faites pas attention, lui ai-je dit, je ferai un brin de toilette…

— Vous êtes d’ici ?

— Non, de Paris… Là-bas, j’avais pas de boulot, alors je me suis embauché pour les vendanges dans le Languedoc… Elles sont finies, je remonte…

— Je peux vous prendre à l’essai, m’a-t-il dit… Je vous préviens que de toute façon, dans deux mois je remise…

— Ça colle…

— Mille balles par jour, nourri, couché, ça va ?

— Ça va !

— Vous avez compris en quoi consiste votre travail ?

— Oui…

Il m’a tout de même expliqué :

— Les clients prennent des tickets… Lorsqu’ils sont installés dans les voitures vous déchirez les tickets…

— Ça n’a rien de sorcier…

— Faites attention de ne pas vous faire accrocher. Du reste, je ne donnerai les départs que lorsque vous aurez fini. L’essentiel est que vous fassiez vite car chaque minute compte…

— Vous bilez pas !

J’étais peut-être moins doué que l’arabe pour ce qui était de la voltige, mais en revanche je lui rendais des points quant à la vélocité. En moins d’une minute je « faisais » les huit bagnoles…

Le patron du manège avait l’air satisfait. Je l’ai vu parlementer avec sa femme, pendant une « course ». Elle, c’était le genre forain dans toute sa splendeur. Elle allait chercher dans les cinquante carats, un peu moins peut-être. Elle était blonde, avec des yeux ruisselants de rimmel, une bouche mal dessinée au truc orange, et des rides plein le cou. A part ça, pas mal roulée du tout, surtout au-dessus de la ligne de flottaison.

Elle me regardait d’un œil scrutateur, comme si elle craignait à tout moment que je me carre son manège dans ma poche et que je m’emmène balader. Probable que ma mine ne lui inspirait pas la grosse confiance. C’était pas pour tout de suite, la garde de ses éconocroques…

Je faisais mon turf le mieux et le plus vite possible en regrettant de ne pas avoir quelque chose à me caler sous la dent creuse. Ma faim me filait des vapeurs… Par moment, le manège m’entraînait dans une espèce de sarabande monstrueuse et j’étais obligé de me crisper pour tenir le choc et surmonter ces défaillances… J’avais rien dans le bide et, malgré tout, j’éprouvais des nausées comme au sortir de table après un gueuleton riche en crèmes !

Je n’avais aucune notion de l’heure… Tout ce que je pouvais me permettre de penser c’était qu’on était dimanche, que la soirée serait interminable et que je devrais encore déchirer des paquets de billets avant d’avoir droit au repos et à la bouffe !

Je voyais toujours les grosses pattes sales, rouges et fortement onglées des pégreleux me tendant gauchement leur petit rectangle de papezingue rose. J’en avais classe… C’était pire que le bagne, ce turbin volant, après deux jours de jeûne…

Et pourtant, in petto, comme on dit dans les pièces de théâtre, je me fendais le tiroir en songeant que les flics me cherchaient partout, dans tous les palaces, sur toutes les routes nationales, et que moi, Kaput, le tueur, j’étais là, en pleine lumière, au milieu d’une foule avide de joie… Je crois que c’est cette pensée-là qui m’a réconforté et permis de tenir le choc.

Enfin la foule s’est clairsemée peu à peu et il n’est plus resté que des freluquets saouls que le patron a virés à coups de pompes.

J’étais fourbu ! Il a éteint la guirlande de lampes cernant son manège, ne laissant plus subsister que deux ampoules à chaque extrémité de la piste.

Ça a été comme si la nuit se jetait sur moi et m’écrasait. Maintenant la place ressemblait enfin à une place de village… Les autres forains, celui du tir à la carabine, et celui des chevaux de bois, achevaient de boucler leur estanco… Nous étions les derniers… Quelques chiens maigres rôdaient, bouffant les miettes de gaufres… Il faisait une nuit fraîche et argentée qui luisait comme les plaques de tôle de la piste.

Accablé, je me suis assis sur la plate-forme de bois. J’avais mal partout et mon ventre me semblait ample et creux comme une cathédrale après l’office.

La patronne recomptait sa mornifle. La recette avait été soin-soin, je vous le dis ! Il y avait des paquets de billets de mille, d’autres plus mahousse, de cinq cents, mais c’étaient les pièces qui battaient les records ! Un plein sac de toile… J’en rêvais… Je me suis dit que je n’aurais aucun mal à chouraver ce grisbi… Secouer leur recette aux marchands d’illusions routières, c’était l’A.B.C. du métier… Un coup de boule dans le poitrail du gros… un tranchant de pogne sur la glotte de la donzelle et je pouvais m’octroyer le lot… Seulement, ça ne m’aurait servi à rien… Mieux valait que je continue à me planquer sous ce déguisement de chômeur et que je marne dans le manège histoire de voir la façon dont se présentait l’enfant.

Comme ça, au moins, j’étais en demi-sécurité… Pour le quart d’heure j’en avais ma claque des chasses à l’homme.

Le gros a demandé le chiffre de la comptée à sa nana, puis il s’est approché de moi, l’air content de vivre.

— Ça été, a-t-il dit… Maintenant, faut mettre les housses sur les autos…

— Vous avez peur qu’elles s’enrhument ?

J’avais lâché ça sur un ton renaudeur et il a tiqué ; alors vite j’ai chiqué au gars qui plaisante et il s’est épanoui comme un dahlia !

J’ai recouvert les petites bagnoles stupides de leurs housses en toile, puis j’ai demandé au zig :

— Y aurait pas moyen d’avoir un petit casse-graine ?

Il a compris.

— La patronne va nous arranger ça… Moi aussi je bouffe toujours après la séance !

La séance ! Il se croyait administrateur de la Comédie Française, c’était pas possible autrement !

C’est à ce moment seulement qu’il m’a présenté à la vioque.

— Madame Jane, a-t-il dit… Il a ajouté : moi c’est Magnin, et toi ?

Je me suis vite fait un état civil bidon.

— Antoine Durand…

C’était chétif comme trouvaille, mais quoi, je me décalcifiais ! Quand on a le ventre creux, on ne peut pas donner dans le génie… Parce que c’est une grosse erreur de croire que le génie doit, pour rester génie, claquer du bec. Au contraire ! Rien ne lui convient mieux que le poulet chasseur ou l’entrecôte marchand de vin !

— Bon, a fait Magnin, arrive…

Maintenant qu’il avait mon blaze il me tutoyait, c’était régulier. Et puis, le nom de Durand n’incite pas au subjonctif…

Je l’ai suivi jusqu’à sa roulotte. Il se mouchait pas du coude ! Confort moderne, je vous le dis ! Une vraie villa à roulettes ! Butagaz, salle de douche, salle à manger et cuisine… A bord de ce machin-là on se sentait d’attaque pour le tour du monde !

— Je peux me débarbouiller ? ai-je demandé…

La dame Jane m’a regardé en reniflant.

— Ça vous ferait pas de mal !

Je me suis retenu. Si elle commençait à balancer des vannes, elle n’allait pas tarder à comprendre sa douleur…

Je me suis annoncé dans le placard servant de salle d’eau. Avec volupté je me suis savonné la frime, me frottant jusqu’à m’user le cuir… C’était fameux… Le rasoir du père Magnin traînait sur une tablette de porcelaine… Je m’en suis servi pour régulariser ma barbe naissante. Je me la suis façonnée en collier. Je faisais presque intellectuel rive gauche, comme ça.

Quand j’ai radiné à la jaffe, une raie séparant ma tignasse, la mère Magnin a papilloté. Elle en prenait plein les carreaux de ma virilité reconquise… Du coup, elle m’a décoché son œillade de choc, celle qui avait dû ravager le Magnin, quelque vingt-cinq berges auparavant.