Je lui ai rendu son sourire, façon d’être courtois…
— Il y a du boudin aux pommes ! a-t-elle annoncé.
— Formidable !
— Vous aimez ?
— Pire : j’adore… Quand j’achète une glace, au lieu de la prendre à la vanille, je la réclame toujours au boudin !
C’était de l’astuce de comice agricole, mais ça leur a plu. Ils y ont vu comme le signe d’une conscience pure. Quand un mec fait des calembours, c’est qu’il n’a pas de mauvaises pensées en tête…
— A table ! a beuglé le vieux…
Je me suis mis à dévorer, tandis que Magnin me racontait sa vie et que sa bonne femme me faisait du genou sous la table !
CHAPITRE II
J’ai dormi dans la remorque de leur roulotte, là où on collait le manège démonté tout petit… Y avait une espèce de niche réservée au commis. C’était tapissé de sacs et il n’y avait qu’une couvrante, mais je crois bien que j’y ai passé la plus belle nuit de mon existence.
Ce sont les coqs du village qui m’ont réveillé le lendemain. Ils faisaient un ramdam terrible… Un vrai tocsin… Il est vrai qu’il y avait du soleil en poudre sur la campagne et que ça portait à l’optimisme…
Magnin est radiné, les bretelles sur les talons, un vieux pull noué au cou comme un cache-nez…
— Alors, Antoine, t’as pu roupiller, mon gars ?
— Au poil !
— T’as pas eu froid ?
— Pensez-vous !
— Bon, on va démonter… Faut partir sur le coup de midi, on a cinquante bornes à se cogner et on remonte, il y a fête ce soir aut’part…
J’ai songé mélancoliquement que toute la vie était faite comme ça… Il y avait des zigotos en goguette ailleurs, tandis que ceux d’ici reprenaient le charbon, en buvant du bicarbonate à cause de la gueule de bois… Et nous on allait, des uns aux autres, avec nos petites bagnoles et nos lumières… Leur apportant pour cent balles les joies du volant et des accidents bidons… Car au fond, ce qui compte dans ces manèges d’autos tamponneuses, c’est surtout les percutages. On se paie des catastrophes pour rire, ça excite…
Après trois tours, les paumés qui s’agitent les couennes dans nos baquets ne sont pas loin de se prendre pour des héros et ils rêvent que leur député vient leur cloquer la Légion d’honneur sur la place du village, en présence des populations émues.
On a démonté… Voyagé… Remonté…
Ça a duré comme ça huit jours. Mais j’avais l’impression d’être en vacances. C’était du temps mort… Une sorte de trajectoire vide dans du vide… Simplement les jours passaient, semant l’oubli… Et comme ce qui comptait c’était de se faire oublier, tout était O. K.
La tortore était fameuse chez les Magnin… Tous les deux aimaient la jaffe, seulement l’inconvénient c’était que la Jane n’aimait pas que ça… Je ne sais pas si son bonhomme avait des courts-circuits dans le calbar, toujours est-il qu’elle me harcelait de ses assiduités avec une impudeur forcenée.
J’avais rencontré déjà bien des pétroleuses, mais des escaladeuses d’homme comme elle, jamais !
Elle me voulait et elle ne me l’envoyait pas dire par Monsieur le Maire !
Quand nous nous trouvions seuls dans la roulotte, le Vieux aimant à fréquenter les troquets, c’était tout de suite l’abordage !
Elle n’avait pas froid aux chasses. Et pour les gestes, elle avait la prestesse d’un poids coq.
Je me défendais mollement afin de ne pas la contrarier, ce qui est toujours mauvais. Une mise au point aurait signifié immanquablement mon renvoi ; et je tenais à demeurer dans le manège jusqu’à l’ultime limite…
Enfin, un soir, le père Magnin roupillant, plein de vinasse, elle s’est annoncée dans ma niche de la remorque, juste au moment où je commençais à m’endormir… Dans ces instants-là on flotte et on perd un peu le sens de la réalité.
Bref, je lui ai enfin donné satisfaction pleine et entière… Pour aimer ça elle aimait ça, Jane ! Un demi-siècle d’expérience en action, ça compte !
D’autre part, moi, j’avais des arriérés à solder. Quand elle a regagné la couche matrimoniale elle tanguait bigrement.
A partir du lendemain, j’ai été l’enfant gâté. Elle me cloquait des billets de cinq cents balles à tout va, pour le seul plaisir de mettre sa main dans ma poche. Comment qu’elle le faisait voltiger, le patrimoine !
C’était intéressant dans un sens parce que ça me permettait de me faire une gratte pour affronter les mauvais jours, voir la Cigale et la Fourmi… La veille de notre dernière soirée, j’avais une vingtaine de sacs devant moi… Avec ça je ne pouvais pas commanditer le prochain film de Marcel Carné mais du moins étais-je à l’abri de la mouscaille pour un certain temps.
La Jane en avait les larmes aux carreaux à la pensée qu’on allait se serrer la louche pour toujours… Seulement, elle n’y pouvait rien de rien ! Chaque année, en novembre, ils remisaient leur circus dans un grand hangar, près d’Orléans, et ils filaient en Ile-de-France, dans la propriété que Magnin s’était fait construire avec le flouze des tamponnés de France…
— Faut se faire une raison, je murmurais à la Jane, mais elle n’arrivait pas à s’en fignoler une. Elle ne pouvait se résoudre à abandonner un bon petit coq comme bibi… Pour un peu elle aurait proposé à son vieux de m’adopter ; seulement lui ne partageait pas le chagrin de sa bergère. A mon sens, il la connaissait et se gaffait vaguement de quelque chose à mon sujet. Non, c’était mieux qu’on se quitte.
Nous avons donné notre « représentation d’adieu », comme disait Magnin (qui se prenait au moins pour Mayol) à Fontainebleau. Fontainebleau, l’histoire vous l’apprendra, est une ville propice aux adieux.
Deux mois s’étaient écoulés depuis mes ultimes démêlés avec la rousse et les perdreaux devaient me croire envolé sous d’autres cieux !
Je commençais à respirer plus librement, sans éprouver la désagréable sensation de porter un corset de fer fixé avec des boulons.
Nous étions donc à Fontainebleau… Il flottait comme dans les bouquins de Simenon. La recette était plus que mince… Là-bas on est saturé de bagnoles et la forêt est toute pleine de carambolages, alors, n’est-ce pas, les voitures tamponneuses perdent un peu de leur poésie.
Quelques paumés lamentables essayaient de se marrer sur notre piste sans y parvenir. Le Vieux renaudait parce qu’il moulait sa saison sur un fiasco, et sa bonne femme ne me quittait pas des yeux. Elle était navrée comme une bonne vache à qui on va supprimer la ligne de chemin de fer passant au bout du pré. Quant à mégnace, je roulais des pensées assez grisâtres. Sans doute cela provenait-il du temps et de ma situation ? Vous me croirez si vous voulez, mais je n’avais pas bossé depuis des années et dans le fond je trouvais ça pas mal. Peut-être que j’étais fait pour être honnête, riez pas ! C’était les circonstances, le destin, comme on dit quand on veut se monter la timbale, qui avaient fait de moi un truand… Secrètement, je rêvais d’une petite existence pépère, à l’abri des flics… J’enviais ceux qui se levaient à six heures du matin pour aller au charbon, et qui rentraient, le soir, vannés mais contents, dans un petit appartement fleurant la soupe au chou.
Une petite femme à peu près honnête, des moufflets à peu près propres… Le ciné le samedi, et la balade du dimanche, en grande tenue, le long des palissades de banlieue… Oui, ça me tentait comme un pageot douillet tente un mec brisé de fatigue…