Pendant ces derniers jours, j’avais eu un sursis. Mais maintenant…
On a arrêté les frais sur le coup de onze plombes. Le Vieux m’a dit de commencer à démonter sous la baille. Il voulait remiser ses bois, tôt le lendemain, pour foncer rapide sur Chatou où il avait des poires à cueillir, des tardives d’automne, « les meilleures », prétendait-il.
J’œuvrais mélancoliquement… La Jane me regardait faire avec des larmes plein ses carreaux. C’est alors que j’ai remarqué un type, dans l’ombre, tout prêt, qui m’observait. Mon sang n’a fait qu’un tour. J’ai illico pensé à un matuche… Pourtant, à le regarder attentivement, ça pouvait pas être ça. L’homme était un petit vieux à cheveux blancs. Il pouvait avoir dans les soixante-dix piges… Une moustache blanche à la Clemenceau cachait sa bouche. Il avait un long nez en forme de banane, des yeux en virgule, surmontés d’épais sourcils, et il était vêtu d’un pardingue gris, fatigué. Un lampadaire l’éclairait par en dessus, mettant sur son visage des ombres bizarres. Franchement, il ressemblait au diable tel qu’on le représente dans certains films. Il en avait l’air à la fois gentil, doucereux et perfide.
Il m’observait et ça me tapait sur les nerfs…
La Jane qui n’avait rien remarqué s’est approchée de moi tandis que son Magnin allait se farcir du rouge au Café de la Place.
— Dire que demain tu ne seras plus là ! a-t-elle chuchoté.
— Vous non plus vous ne serez plus là ! ai-je répondu avec humour… C’est la vie… On se rencontre, on se quitte…
— Tu es méchant de me parler sur ce ton, mon Gros Loup !
J’étais certain que le petit vieux esgourdait. Ça m’a gêné d’entendre cette tarderie me balancer du « Mon Gros Loup » de cette voix à demi pâmée.
— Moulez-moi un instant, si ça ne vous tracasse pas trop ; faut que je démonte la cabane et votre poivrot me laisse glaner…
Elle s’est éloignée en chialant, vers sa roulotte-pullman. Telle que je la connaissais, elle allait se téléphoner un vieux coup de rhum dans la gargane. Le rhum, c’était son second vice par ordre d’importance…
Je suis resté seul, marteau en main, à cogner sur des chevilles de fer pour désemboîter le manège…
Un court instant j’ai oublié le petit vieux. Puis, il m’est revenu en mémoire comme quelqu’un d’excessivement important. Je me suis alors retourné et j’ai constaté qu’il s’était avancé de quelques pas pour mieux me voir. J’ai laissé tomber mon marteau et je me suis avancé sur lui, les poings serrés.
— Dites, vous voulez ma photo ?
Depuis la communale on se sort des trucs comme ça. Des trucs idiots, je le sais bien, mais on n’en trouve pas d’autres lorsque la colère vous tient.
Il n’a pas sursauté. Son regard s’est posé sur moi, étrangement calme, étrangement fixe, aigu, bleuâtre et enfoncé…
— Pas besoin, a-t-il murmuré, je l’ai déjà vue en première page des journaux…
On m’aurait foutu un seau glacé à travers la frime, ça ne m’aurait pas surpris davantage. J’étais repéré. Cette vieille guenille m’avait reconnu et c’était pour ça qu’il me détranchait avec tant d’insistance. La première surprise passée, j’ai été secoué par la curiosité. Oui, ça m’étonnait que ce chétif personnage m’avoue aussi tranquillement qu’il savait qui j’étais… Normalement, il aurait dû cavaler au commissariat du patelin pour gueuler à la garde ! Au lieu de ça, il me caressait d’un œil tendre…
Or nous étions seuls dans un coin d’ombre de la place… Seuls sous la flotte tombant à verse… J’aurais pu lui filer un coup de patte sur le bol et l’étendre raide… A son âge, on aurait pensé qu’il avait fait une chute malencontreuse. Une seconde cette idée m’a traversé. Je l’ai différée à cause de cette curiosité qui me taraudait…
Je sentais qu’il attendait quelque chose de moi et je lui ai posé la question la plus brève, mais aussi la plus éloquente que j’aie pu trouver :
— Alors ?
— Ça fait un bon moment que je suis là…
— Je sais.
— Si j’ai bien compris, vous quittez ce soir… votre emploi ?
— Vous avez très bien compris !
— Vous avez des projets ?
— C’est une interview ? Vous êtes peut-être le correspondant de France-Soir ?
Ça ne l’a même pas fait sourire. Il a attendu une réponse plus sérieuse, et la force tranquille qui se dégageait de lui était telle que je n’ai pu faire autrement que de la lui donner !
— Aucun projet, sinon de garder mon nez propre…
— Alors je crois que j’ai quelque chose pour vous…
— Ah oui ?
— Oui…
— Peut-on savoir quoi ?
— Vous le pouvez… Venez avec moi…
— Où ?
— Chez moi…
J’ai respiré un grand coup car la situation évoluait rapidement. Tout ça n’avait pas l’air vrai… Il me semblait que je lisais un bouquin à péripéties glandouillardes. Que diantre ce petit homme âgé pouvait bien me vouloir ?
— Je ne suis pas les gens que je ne connais pas, ai-je dit bêtement.
— C’est pour que nous fassions plus ample connaissance que je vous demande de me suivre…
Une nouvelle hésitation m’a rendu muet. Enfin, je me suis décidé :
— Bon… J’irai chez vous…
— Ma voiture est garée tout près… Prenez congé de vos employeurs et arrivez…
— Il faut que je démonte ce bordel !
— Ils le démonteront eux-mêmes !
— Il faut que je me fasse payer…
— Je vous donnerai de l’argent…
— Vous êtes le père Noël en tournée d’inspection ?
— Beaucoup mieux que ça… Le père Noël n’est qu’un livreur et il n’apporte que des jouets, moi je peux vous apporter beaucoup plus…
— Attendez-moi un instant…
Je me suis éloigné de quelques pas, puis, mordu aux tripes par une vague angoisse, je suis revenu au petit vieux.
— Dites, c’est pas un piège à rat au moins ?
— Non !
— Qu’est-ce qui me le prouve ?
— La logique ! Les vieillards de soixante-douze ans ne s’amusent pas à arrêter les gangsters en fuite ! Allez, je vous attends, mais pressez-vous car l’humidité commence à me fatiguer, j’ai de l’asthme !
Vous me croirez si vous le voulez, mais j’ai fait exactement ce qu’il me disait… J’ai couru jusqu’à la roulotte où la Jane se versait précisément son Nme verre de rhum.
— Ah ! te voilà, a-t-elle murmuré…
— Ecoute, ai-je dit, je me conduis comme un butor parce que je t’aime trop…
Fallait vraiment que je me cramponne aux rideaux pour ne pas pouffer de rire. En voyant les gros yeux noyés de cette espèce de vache, n’importe quel mec se serait tordu !
— C’est vrai ? a-t-elle balbutié…
Oui… Je n’y tiens plus… Seulement ta vie est faite et je ne puis t’écarter du droit chemin… Alors, comme je n’y tiens plus, je pars… Raconte à ton bonhomme ce que tu voudras… Je lui fais cadeau de ma paie… Adieu, Jane… Je penserai toujours à toi !
Sur ce je me suis cassé en vitesse parce que j’allais éclater de rire. Avouez que c’était gentil de lui faire un dernier petit coup de ciné à l’œil avant de partir… A son âge on n’a plus l’habitude des romances au sirop ! Quand de jeunes gars roucoulent dans le giron des douairières, c’est parce qu’ils ont une pogne sur leurs trois rangs de perlouzes et une autre sur leur chéquier !