Elle n’avait pas quitté le véhicule que la petite silhouette du rital s’encadrait par la porte du fond.
— Pourquoi as-tu voulu que je descende. Y a de la casse ? a-t-il demandé.
— Viens voir…
— Comment cela s’est-il passé ?
— Mal…
— C’est-à-dire ?
La voix de Carmoni était pareille à un feu de sarments : elle craquait.
— Il a tué Jo et Steve et m’a échappé !
— Espèce d’idiote…
J’ai perçu un bruit de gifle… Je me suis coulé hors de l’auto. J’avais en main le pétard de Steve.
Carmoni et Merveille se tenaient debout derrière la voiture. Lui me tournait le dos.
J’ai appuyé brusquement le canon de l’arme dans son dos.
— Bonjour, ai-je soupiré.
Il a blêmi, s’est retourné et sa gueule était hideuse comme la peur. Ses yeux se sont cernés de bistre. Les coins de sa bouche sont tombés.
Quand il m’a reconnu, il a compris qu’il allait crever, et déjà, tout s’est anéanti en lui.
— Alors, on voulait fabriquer son petit associé, Carmoni ?…
Il ne m’a pas répondu. Il a tourné la tête vers Merveille.
— Petite salope, a-t-il grincé.
J’ai appuyé sur la détente. C’était un truc à répétition. Il était branché sur la « salve » et le chargeur s’est vidé dans le dos du rital comme se vide un flacon à la renverse.
Carmoni a toussé, puis il est parti en avant dans le coffre de l’auto…
Je l’ai empoigné par une aile afin de voir son visage. Celui-ci était verdâtre avec des yeux vitreux… Un souffle imperceptible fusait des narines pincées.
J’ai regardé Merveille.
— Voilà le travail, mon chou, ça vous va, comme ça ?
Elle avait des larmes au bord des cils.
— Très bien, a-t-elle soupiré.
— Vous pleurez ?
— Ça fait toujours quelque chose de voir mourir son passé, même s’il a été moche !
— Secouez-vous !
— C’est fait !
Et c’était fait ! Elle s’est redressée, a regardé l’homme affalé contre le coffre…
C’est le portier qui s’est annoncé le premier. Quand il a vu de quoi il retournait, il est parti en gueulant à la garde.
Les autres allaient radiner en bande, il s’agissait de jouer serré…
J’ai jeté le pistolet de Steve et j’ai pris celui que j’avais précédemment. Il ne contenait plus qu’une dragée ou deux, mais une dragée bien tirée produit son petit effet, croyez-moi !
Je me suis assis sur le capot de la voiture et j’ai allumé une cigarette…
Le gorille et six autres truands sont radinés au pas de charge sur les talons du portier. Ils ont regardé le cadavre de Carmoni, puis se sont tournés vers Merveille.
— Qu’est-ce qui s’est passé, Mademoiselle ? a questionné un type.
— Pas grand-chose, ai-je répondu… Je m’appelle Kaput ! Et cette lope a voulu me doubler, c’est tout ! Tirez les conclusions !
Il y a eu des réactions diverses. Par exemple, le gus à la tache de vin a bondi en avant, mais je l’ai stoppé d’une prune entre les carreaux.
— Ecoutez, vous autres, ai-je lancé aux crapules médusées ; si vous voulez la castagne, dites-le, je suis l’homme à tous vous prendre. Sinon, faisons camarades et bossons. Grâce à cette gosse, je peux continuer le bisness. On ferait une association, comme à la Comédie-Française, les gars ! Sinon, allez vous inscrire au chômage !
Ils se sont regardés, tous les six. Et puis, lentement, et sans quitter le cadavre des yeux, ils ont esquissé ensemble un timide geste d’approbation.
J’étais soudain un autre homme. J’arrivais à un tournant de ma carrière maudite.
Un caïd chasse l’autre ! C’est la grande loi du milieu !
Quatrième épisode
MISE A MORT
CHAPITRE PREMIER
Un cigare de trente centimètres dans le bec, les pieds sur le revêtement en peau de Suède de mon bureau, je m’offrais le luxe de jouer les caïds tels que je les avais vus depuis toujours dans les cinémas de mon quartier.
J’éprouvais la réconfortante impression d’avoir réussi à braquer la lorgnette du bon côté et de pouvoir enfin regarder la vie par le bout convenable, c’est-à-dire par celui qui grossit.
Cela faisait trois bons marcotins que j’avais lessivé Carmoni, le roi de la came et qu’en parfait vainqueur je chaussais ses pantoufles, culbutais sa femme et sucrais son artiche.
Il y avait eu un peu de tirage côté bisness, dans les débuts, à cause des principaux revendeurs qui se gaffaient du méchant que j’étais. Ils trouvaient mon pedigree un peu trop substantiel pour un commerce nécessitant infiniment de discrétion et de délicatesse. J’avais pu me rendre compte à quel point un homme est prisonnier de sa réputation. Aussi avais-je triomphé du mal par le mal, c’est-à-dire que c’est à coups de pétard que je leur avais fait admettre ma diplomatie. Une fois les frénétiques calmés, les sceptiques convaincus et les timorés installés devant les cruelles évidences, toutes les difficultés s’étaient aplanies comme un terrain choisi par les U.S.A. pour leur servir de base aérienne.
Je m’étais attendu aussi à une réaction de la rousse devant mon coup d’Etat. Mais les hautes légumes miséricordieuses avaient depuis très longtemps pris la mauvaise habitude de palper leur enveloppe en fin de mois. Par le truchement de Merveille — qui était décidément une bergère de toute première classe — je leur avais discrètement fait savoir que leur bouquet serait renforcé et elles m’avaient illico accordé le bénéfice de leur confiance. J’avais donc eu les mains libres pour ramasser cette espèce de sceptre que le rital avait laissé choir dans la poussière en canant.
Oui, c’était bath de se sentir quelqu’un d’important. Maintenant j’étais fringué comme une vedette de ciné et mon tailleur venait à domicile pour les essayages. Merveille m’apprenait les bonnes manières ; en revanche, je lui enseignais comment se comporter dans un lit. Chacun de nous se montrait à la fois bon prof et bon élève et faisait des progrès certains.
Cette fille me portait à la peau sans que je puisse trop m’expliquer pourquoi. Certes, elle était belle, mais j’avais connu déjà pas mal de souris susceptibles de poser leur candidature au titre de Miss Machinchouette sans que leur vue (voire leurs caresses) me donne envie de grimper au piaftard. Je crois que ce qui m’excitait surtout chez elle, c’était la pureté intégrale de son visage. Vous lui auriez refilé le bon Dieu sans lui demander son bulletin de baptême. Elle était angélique et apparemment chaste, c’est pourquoi nos parties de Toi et Moi revêtaient un charme particulier. C’était cela dans le fond, le plaisir : cette mésalliance entre ce qu’elle faisait et ce qu’elle avait l’air de ne jamais pouvoir faire. Parfois, au cours d’une discussion avec un de mes revendeurs, ou bien en téléphonant, je la regardais, et je prenais envie d’elle au point que j’en avait mal dans la gorge.
Alors je lui adressais une œillade appuyée qu’elle pigeait illico. Je me demande même si elle ne passait pas sa putain de vie à la guetter. Elle s’esbignait sur la pointe des tiges et me lançait depuis notre piaule un coup de bignou bref et impérieux. Je lâchais tout et j’accourais, tremblant comme un animal en chaleur.
Nos étreintes avaient comme un goût de sang. Je n’arrivais pas à m’en rassasier. Du reste, je ne cherchais pas non plus à m’assouvir. J’avais autant de plaisir à la désirer qu’à la prendre, car alors mon imagination me précédait loin dans l’audace…