Ce matin-là, donc, les pieds sur le burlingue, je faisais un travelling arrière sur ma vie et je convenais de ma réussite avec une telle satisfaction que je me surpris à rire, tout seul. A cet instant, on frappa à la porte de mon bureau et je repris une pose convenable, voulant avant toute chose éviter de paraître rustre aux yeux de mes subordonnés.
C’était Paulo, un grand zig pâle et hargneux que j’avais promu mon garde du corps, bien que je compte davantage sur mes réflexes que sur les siens pour me tirer de la pommade en cas de coup dur.
Il semblait surexcité, ce qui, de sa part, était anormal.
Je le regardai froidement.
— Y a le feu ou quoi ?
Il avala sa salive.
— Calomar demande à te parler, lâcha-t-il. Puis il resta immobile, la bouche ouverte, les bras ballants, exactement comme s’il venait de m’annoncer que le Président des Etats-Unis poireautait dans l’antichambre.
Je fronçai les sourcils.
— Attends voir, Calomar… Ça me dit quelque chose…
Cette phrase le laissa pantois.
— Ça peut te dire quelque chose, bavocha Paulo… Calomar, merde ! c’est le grand manitou !
— Le grand manitou de quoi ?
— Mais de la drogue ! Tu te fous de moi ?
Mon regard le calma. Je trouvais que le grand escogriffe prenait un peu trop de libertés de langage depuis quelque temps.
Néanmoins, ce qu’il m’annonçait me laissait songeur.
— Bouge pas, une seconde, ferme la porte et ta grande gueule pour éviter les courants d’air…
Il obéit en ce qui concernait la lourde, mais il ne parvint pas à souder sa double rangée de chailles éclatantes.
— J’ai l’impression, dis-je, que le grand manitou de la came c’est le gars Mézigue à partir de dorénavant, non ?
— Pour la France, admit-il.
— Tandis que Calomar…
Je me tus, parce que d’un seul coup ça me revenait. Ce nom, je le connaissais bien et depuis longtemps. En taule, on m’en avait assez rebattu les manettes, comment avais-je pu l’oublier !
Calomar fonctionnait sur l’univers, lui. Pour sa pomme, il n’y avait ni frontières ni océans… Il prenait tout à la source… Je crois même qu’il faisait aussi dans le caillou et qu’il tirait un peu les ficelles à la bourse aux diams de La Haye.
— Il est là ? demandai-je.
Paulo me fit un signe de tête frileux. Il tournait au gris. L’arrivée de Calomar chez moi lui faisait vraiment de l’effet.
— Fais-le entrer, dis-je.
Il sortit et je rajustai machinalement le nœud de ma cravate à dix mille balles. Puis je vérifiai du coin de l’œil si mon échantillonnage de whisky était à jour : il l’était. L’arrivée sous mon toit du magnat international me plongeait dans un doux état d’euphorie, car elle me prouvait, sans erreur possible, que j’étais devenu quelqu’un d’assez gigantesque dans le mitan.
J’avais le battant un brin désordonné lorsque le loquet de ma porte tourna. Je regardai avec avidité et je vis entrer un vieillard aux cheveux de neige qui s’appuyait sur une canne.
Il était incroyablement ridé ; sa peau était d’un gris très soutenu. Il portait un costume bleu marine et un pardessus de demi-saison en poil de chameau. Il y avait dans ce personnage quelque chose d’à la fois noble et vulgaire. Il s’arrêta sur le seuil, prit mes mesures d’un regard et s’avança. Je me jetai hors de mon fauteuil et allai au-devant de lui, la main tendue. Il considéra ma dextre sans enthousiasme, hésita, puis la serra mollement.
— Asseyez-vous, monsieur Calomar, dis-je avec difficulté, troublé par l’arrivée de ce curieux personnage.
Il s’installa dans un fauteuil, déboutonna son pardessus et plaça sa canne entre ses jambes. Après quoi, il me dévisagea d’un air méfiant et légèrement réprobateur.
— Alors, c’est vous, Kaput ? demanda-t-il.
Il avait une voix chantante et un terrible accent levantin. Lorsqu’il parlait, le côté vulgaire de son personnage se renforçait quelque peu, mais on découvrait en lui un troisième aspect, plus troublant que les deux autres. Cet homme était aussi insensible que le presse-papier de bronze de mon bureau.
— C’est moi, dis-je, vaguement agacé par son ton dédaigneux. Qu’y a-t-il pour votre service ?
Au lieu de répondre à ma question, il m’en posa une autre.
— Vous avez assassiné Carmoni, n’est-ce pas ?
Le mot « assassiné » me fit tiquer. Au malaise causé par l’aspect du vieillard succédait en moi une sourde colère. Je lui en voulais de m’avoir impressionné et plus encore de me parler sur ce ton mordant. S’il me prenait pour un cave, il allait faire marche arrière avant longtemps.
— Je crois que vous possédez mal la langue française, monsieur Calomar. Le dernier de nos journaleux lui-même éviterait ce terme pour qualifier ce banal règlement de comptes.
Son regard flamboya.
— Je ne viens pas ici pour prendre des cours de français, dit-il.
— Ça tombe bien, car je ne pense pas non plus être susceptible de vous en donner.
Il croisa ses mains sur le pommeau de sa canne, lequel m’avait tout l’air d’être en or.
— Donc, reprit-il en se détendant, vous avez… réglé le compte… C’est bien cela, n’est-ce pas ?
— C’est cela.
— … de Carmoni, et vous avez pris sa place ?
— Exactement.
— Puis-je savoir pourquoi ?
— Mettons que j’avais besoin d’un appartement et parlons d’autre chose.
— Je n’aime pas beaucoup votre façon de recevoir, Kaput !
Ses yeux ressemblaient à deux caillots de sang. Ils me firent un peu peur. Mais je n’allais pas me laisser influencer par un regard.
— Je n’aime pas beaucoup votre façon d’être reçu, ripostai-je bravement.
Il tapota le plancher de sa canne. Puis il fit la chose la plus inattendue qui soit en un tel moment de tension : il me sourit.
— J’ai l’impression que nous avons pris un mauvais départ, remarqua-t-il. C’est fâcheux pour la suite de nos relations.
— Je ne pense pas qu’elles en aient une, monsieur Calomar…
— Je suis persuadé du contraire.
— Vraiment ?
— Oui…
Il se renversa dans son fauteuil et il me fit l’effet d’être encore plus vieux qu’il ne paraissait.
— Avez-vous déjà entendu parler de moi, Kaput ?
. — Un peu. Vous êtes, paraît-il, un crack. Je suis, en principe, très honoré de votre visite, mais votre comportement me déçoit. Je vais vous avouer une chose : je ne suis pas du tout sensible aux coups de bluff.
Le vieux métèque se pencha en avant. Ses rides étaient tellement serrées et tellement profondes que ses joues ressemblaient au dessous d’un champignon. Il avait une plaque rosâtre sur la pommette gauche : une cicatrice sans doute. Il fit sauter sa canne dans sa main et le pommeau étincela à la lumière, entrant à flots parla baie ouverte.
— Je ne pense pas que vous ferez long feu dans cette branche, dit-il.
— C’est une idée à vous ?
— Non, c’est une certitude. Vous n’êtes qu’un cogneur. Or, dans les affaires, il faut du doigté plus que des poings. Surtout dans certaines affaires.
— Il est pourtant des cas, monsieur Calomar, où les poings sont utiles.
— Par exemple ?
— Par exemple pour vider les vieilles guenilles radoteuses de son bureau, vous m’entendez ?