— Tu réalises tout l’argent que tu possèdes, ça doit faire déjà assez gros, non ?
— Pas mal…
— Nous faisons semblant de rien et un beau soir : hop, nous levons l’ancre… On irait dans un pays étranger, loin…
Je commençais sérieusement à me demander s’il existait un pays assez lointain pour me permettre d’échapper à la maffia et au reste.
J’ai pris Merveille par la taille. A travers le déshabillé, je sentais son corps souple et chaud. Une onde heureuse coulait sur moi. Avec elle, j’étais assuré d’avoir une provision de délices permanente.
— Qu’en dis-tu, mon amour ?
J’ai failli céder, mais la rage a repris le dessus. En agissant ainsi, je passerais pour une lavette à ses yeux. Elle m’aimait pour mon courage et ma brutalité ; fuyard, j’aurais tôt fait de la débecqueter.
— Ecoute, Merveille, je ne suis pas un dégonflé et ces ouistitis ne me font pas peur. J’ai eu Carmoni, j’ai eu Calomar, il n’y a pas de raison pour que je n’entifle pas le reste de la fine équipe… L’essentiel est de jouer serré. Après, je serai le super grand Mec et je pourrai faire la pluie et le beau temps à ma guise… A mon tour je prendrai des gérants !
J’ai ricané.
— Non, qu’est-ce qu’ils croient ? Suivre leurs instructions, à ces carnes ! Plutôt crever, oui !
J’ai vu dans son regard que j’employais le bon langage.
J’ai posé un baiser sur sa bouche fraîche.
— Laisse faire le bonhomme et tu verras du beau spectacle ; avec moi, ce qu’il y a de bien c’est que c’est tous les jours gala.
Je l’ai entraînée vers le lit. Ce pageot était large comme une place publique et mœlleux tout en restant souple. Là-dessus, on réussissait les prouesses amoureuses les plus ardues.
Elle a laissé glisser son ténu vêtement, jaillissant de cette vapeur bleue comme une naïade de l’onde. Et je l’ai prise, comme un fou, pour fuir les maléfices environnants.
Mais pour la première fois, avec elle, je n’arrivais pas à m’abandonner complètement.
Je restais lucide, anxieux. Il me semblait toujours que la sonnerie du téléphone allait me vriller la moelle épinière.
Elle n’a plus retenti ce jour-là.
CHAPITRE IV
Le lendemain, Angelo a pénétré dans mon bureau alors que j’étais en conversation animée avec mon plus gros revendeur sur Paris. Il semblait gêné et mystérieux.
Depuis le seuil, il m’a fait signe qu’il avait quelque chose à me dire, quelque chose qu’il ne pouvait exprimer devant témoin. Pressentant un pépin, je me suis levé en lançant un mot d’excuse à mon « représentant ». Dans le couloir, Angelo piaffait. Il a fixé sur moi son étrange regard bicolor.
— Il y a un poulet en bas qui veut te parler…
— Hein ?
— Il demande M. Victor Bouvier, c’est bien sous ce blaze que t’as officiellement repris l’affaire ?
— Oui…
— Alors faut que tu le voies. Je ne pense pas que ça soit grave, c’est seulement un gardien de la paix et il est seulâbre.
— J’y vais…
Dans le hall, un petit agent à l’air timide faisait les cent pas.
— Vous voulez me voir ?
— Vous êtes Monsieur Victor Bouvier ?
— Il paraît…
Il a souri gentiment et a sorti de sa poche une feuille de papier bleu.
— J’ai une convocation pour vous… Prière de vous rendre cet après-midi à trois heures au commissariat de police pour affaire vous concernant.
La formule traditionnelle me fit froid dans le dos.
Quelle affaire pouvait bien concerner un truand de mon espèce dont le casier était plus chargé qu’un camion de quinze tonnes ?
J’ai illico pigé que cette anodine convocation tenait lieu d’avertissement.
— Très bien, monsieur l’agent, j’irai…
Il m’a fait un coquet salut militaire. C’était la première fois qu’un poulardin me saluait et ça m’a troublé.
Angelo attendait en haut de l’escadrin. Il avait tout entendu et paraissait soucieux.
— Ça se gâte, non ?
— T’occupe pas…
Je suis retourné discutailler affure avec le revendeur qui fumait mes Ullman en m’attendant, mais le cœur n’y était pas. Il m’expliquait qu’en faisant un prix aux clients, par grosses quantités, on aurait un débit plus accéléré. Il prétendait que les clilles réglaient leur vice sur leur budget. En leur consentant une nette différence selon l’importance de leur acquisition, ça les inciterait à acheter un stock et une fois à la tête d’un beau lot de carmouze, ils se « chargeraient » plus copieusement. De la sorte, on accélérerait leur capacité d’absorption.
L’astuce, pour simpliste qu’elle était, devait donner de bons résultats côté débit. Seulement, j’avais autant envie de discuter cette question que le traité de Versailles. J’ai dit à mon gars que j’allai gamberger là-dessus et je l’ai largué rapidos. Je me suis précipité dans ma fameuse chambre capitonnée où Merveille se faisait les ongles des pattes à l’aide d’un pinceau qui devait être fait avec des sourcils de papillons.
— Tu parais contrarié ?
— Y a de quoi, je suis convoqué à la police…
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Je me le demande…
Je me suis laissé choir dans un immense fauteuil, mœlleux comme de la compote.
— Dis donc, comment s’appelle la grosse légume qui s’occupait du condé de Carmoni ?
— Barjus. C’est un avocat.
— Passe-le-moi !
Elle a sorti le bigophone de sa niche et composé un numéro qu’elle savait par cœur.
C’était une fille assez précieuse, sous ses dehors frivoles.
Lorsque la sonnerie d’appel s’est mise à bourdonner, à l’autre bout, elle m’a tendu le combiné et s’est emparée de l’écouteur de complément.
Une voix d’homme a grommelé « Allô » !
— Ici Kaput, ai-je fait. Je voudrais parler à M » Barjus…
Un silence. Le correspondant m’a jeté d’un ton froid que Me Barjus était en voyage.
Alors Merveille m’a fait un signe de négation en m’expliquant, par une mimique appropriée, que c’était précisément Barjus qui me parlait.
— Cessez de faire le con, Barjus, sinon il vous en cuira.
— Quoi ?
— Je sais que c’est vous, alors ne me bluffez pas, ça me fiche de mauvaise humeur…
— Mais…
— Y a pas de mais… A votre attitude, je crois deviner qu’en haut lieu, on vous a dit de me laisser quimper, hé ? Alors dites de ma part à Messieurs Haut Lieu et Compagnie que je les emmerde, vu ? Si vous jouez au petit soldat vous risquez de vous réveiller mort un de ces quatre matins. J’ai idée que votre cervelle manque de ventilation.
J’étais lancé et il n’y avait plus mèche de m’arrêter… Ma rage partait en phrases cinglantes. J’en avais classe de tous ces fumiers qui voulaient brusquement me contrer parce qu’ils m’estimaient trop indépendant.
L’Organisation, avec un O majuscule, ne me faisait pas peur ; je me sentais de taille à la dévisser, moi, Kaput. J’ai craché tout ça au type. Enfin, je me suis un peu calmé et il m’a dit en bredouillant qu’il ne pouvait rien pour moi, malgré mes menaces, il n’était lui-même qu’un maillon d’une chaîne et si les autres voulaient m’envoyer à dame, on ne pouvait pas s’y opposer.
J’ai compris qu’il ne mentait pas. Ma réaction lui fichait le traczir, bien sûr, mais même si je lui avais tenu une lame de rasoir sous le cou en lui faisant priser de la poudre à éternuer, il n’aurait pu se ranger de mon côté.