— Bon, dites-moi au moins ce que signifie cette convocation ?
— Je l’ignore…
— Vous avez une idée ?
— Pas la moindre…
— S’agit-il d’une arrestation ?
— Pas tout à fait, sans quoi on vous aurait appréhendé directement…
— Alors ?
— On veut vous donner un avertissement. Je pense que si vous vous soumettez, les choses tourneront court…
— Et si je n’y allais pas, à leur putain de convocation, hein ?
— Vous pourriez craindre le pire…
— Vous vous imaginez qu’avec un curriculum comme le mien, je vais me pointer dans la cabane des bourres ? Ce serait de la folie douce, non ? Ces vaches n’auraient qu’à m’alpaguer et je serais entré de mon plein gré dans le piège à rats…
Il a bégayé je ne sais quoi. Il me cassait les pieds et j’ai raccroché sans autre formule de politesse. Merveille jouait encore avec son écouteur silencieux. Dans ses mains fines, l’objet prenait des proportions harmonieuses. Elle avait le don d’embellir tout ce qu’elle manipulait.
— Que dis-tu de ça, Merveille ?
— J’ai peur, a-t-elle avoué. On les sent tous contre toi. Ils savaient sûrement que Calomar venait te voir et ils se doutent que tu l’as buté.
— Oui, peut-être…
— Je te le répète, mon amour, nous devons disparaître…
— Pas encore. Ils n’ont pas intérêt à me démolir avant d’avoir récupéré la fortune que je détiens, tu piges, chérie ? Or, ce grisbi est planqué sérieusement. Tant qu’ils ne l’auront pas, ils m’épargneront. Et tant qu’ils m’épargneront, j’aurai une chance de les contrer. La seule chose que je leur demande c’est de se manifester ouvertement.
— C’est dangereux !
— Si je n’avais pas aimé le danger, je me serais fait brodeuse…
Elle a ri.
— Tu me plais, Kaput… Tu es l’homme le plus téméraire que j’aie jamais connu…
— Et que tu connaîtras jamais, je te promets.
Nous nous sommes embrassés et les choses auraient fini comme d’habitude, à l’horizontale, si le téléphone n’avait interrompu notre étreinte. Tout de suite, j’ai compris que c’était le type de la veille qui remettait ça. Maintenant qu’il m’avait planté une banderille dans la viande, il essayait un nouveau jeu de cape. Oui, je participais à une corrida, étant bien entendu que j’étais le toro. Je n’avais que ma force et mon instinct de fauve pour moi… Eux étaient nombreux. Ils possédaient les armes et la technique… Mais je ne pensais pas que la mise à mort s’effectuerait suivant les règles tauromachiques. Il arrive parfois que, dans une corrida, ce soit le toréador qui se fasse rétamer.
— Allô ?
— Kaput ?
— Oui.
— Salut ! Qu’est-ce que vous pensez de la situation ?
J’ai cligné de l’œil pour Merveille. Elle a fait fissa pour cramponner l’écouteur.
— Que voulez-vous que j’en pense ?
— Etes-vous disposé à parler sérieusement ? Parce qu’en ce cas, on pourrait peut-être arranger les choses…
— Ça boume, allez-y, je vous écoute…
— Vous avez cent quinze millions à nous.
— Qui entendez-vous par nous ?
— NOUS, simplement, ça doit vous suffire…
— Admettons.
De la fumée devait me sortir des naseaux. Me laisser parler sur ce ton par un foie blanc qui n’osait même pas se montrer ! Non, je vous le jure, y avait de quoi se taper le derrière par terre.
— Vous allez rassembler les cent quinze briques… Vous les mettrez dans une valise…
— Ensuite ?
— Ensuite, vous porterez cette valise à deux heures à la gare Saint-Lazare, dans la salle d’attente des secondes classes… Vous vous assoirez et vous la poserez à vos côtés…
— Et après ?
— Vous attendrez cinq minutes environ…
— Ensuite ?
— Vous vous lèverez comme si vous alliez acheter un journal et vous sortirez de la salle d’attente.
— J’irai où ?
— Où vous voudrez… Nous nous chargerons de la valise…
— Très drôle…
— Pas tellement. Vous devrez observer plusieurs règles précises pour jouer ce petit jeu.
— Ah ?
— Oui. Primo, bien mettre les cent quinze millions dans la valise.
— Ensuite ?
— Venir seul et partir sans chercher à guetter le porteur de votre valise… Je vous préviens qu’on ne s’occupera d’elle que lorsque vous serez sorti de la gare. Je vous préviens aussi que tous vos acolytes nous sont connus. Inutile de les mettre en faction. Si vous n’observez pas ces directives à la lettre, demain matin, vous recommencerez à être un homme traqué. Si au contraire vous êtes régulier, alors vous n’aurez pas à vous rendre à la convocation que vous savez.
Là-dessus, il a coupé net, sans attendre ma réaction.
— Que vas-tu faire ? a demandé Merveille.
— Réfléchir un instant.
J’ai regardé l’heure. Ma tocante marquait dix heures, il fallait faire vite.
Je me suis étendu sur le lit, tout fringué, les mains derrière la tête. Et je me suis demandé ce que j’allais faire.
CHAPITRE V
Merveille a respecté ma méditation pendant un certain temps. Pourtant, je la sentais crispée et cela m’empêchait de gamberger à mon aise. Je n’arrivais pas à coordonner mes pensées. Tout se brouillait dans ma tête. Je songeais au fric, à ces gens qui me guettaient dans l’ombre et je cherchais désespérément un moyen efficace de soustraire le premier aux seconds. C’était coton.
A la fin, voyant que je m’agitais sur le lit, Merveille est venue s’asseoir près de moi. Un pli lui barrait le front.
— Tu ne trouves pas bizarre, toi, que « ces gens » aient su tout de suite que tu avais tué Calomar ?
Je l’ai regardée. Elle venait de mettre le doigt sur une plaie à vif. Oui, je trouvais ça bizarre, mais je n’osais pas trop y penser.
— Voyons, a-t-elle repris, si Calomar a loué une voiture, c’est qu’il était seul à Paris…
J’ai sursauté.
— Dix sur dix, ma choute, continue, tu m’intéresses !
— Si « les autres » avaient été à Paris, ils auraient mis une bagnole au service du grand patron. Seulement, « les autres » ne sont pas de Paris… Ils doivent habiter les Etats-Unis, ou bien Londres, ou Rome… Ils ont rappliqué en apprenant la mort du Caïd, et j’ai dans l’idée qu’en apprenant son décès ils ont également appris le nom de son meurtrier…
— Par qui ?
— Par quelqu’un d’ici, bien entendu…
Elle avait parlé de sa petite voix tranquille, si pure, si innocente.
Je l’ai regardée tendrement. Cette fille me bouleversait. J’avais été fabriqué plusieurs fois par des garces mais cette fois je savais que j’en avais enfin trouvé une qui m’était dévouée corps et âme. C’était en la regardant vivre à mes côtés que je pigeais ce qu’était une femme amoureuse. Celle-là ne me ferait pas de galoup. Elle jouait plus que franco avec mézigue et je pouvais lui voter la confiance.
— Quelqu’un d’ici ? ai-je répété.
— Réfléchis : je ne vois pas d’autre explication… Dans cette maison, il y a un type qui doit surveiller tes faits et gestes et qui fait son rapport fidèlement.