— La prochaine fois, petite, donne-lui à manger, dit-il, glissant un mark d’argent dans son décolleté. Je parlerai à Maîtresse Anan.
Il voulait trouver un Illuminateur – un vrai, pas un vendeur de pétards remplis de sciure – mais pas maintenant. Pas avec tout leur or en haut, sans surveillance. Et pas avec des brouillards dans le Rahad, et des Amis du Ténébreux et des Aes Sedai, et en plus cette foutue Tylin qui perdait les pédales et…
Caira pouffa et se tortilla comme une chatte sous la caresse.
— Dois-je vous apporter du punch dans votre chambre, mon Seigneur ? Ou autre chose ?
Elle sourit avec coquetterie.
— Peut-être plus tard, dit-il, lui tapotant le bout du nez de l’index.
Elle pouffa une fois de plus ; elle gloussait tout le temps.
Caira aurait cousu ses jupons pour découvrir ses jambes jusqu’au milieu des cuisses ou plus haut si Maîtresse Anan l’avait permis, mais l’aubergiste surveillait ses serveuses presque d’aussi près que ses filles. Presque.
— Plus tard, peut-être ?
Montant vivement les marches de pierre, il écarta Caira de son esprit. Que faire au sujet d’Olver ? Le garçon finirait par avoir de vrais ennuis s’il pensait pouvoir se comporter ainsi avec les femmes. Il devrait l’éloigner d’Harnan et des autres autant que possible, sans doute. Ils avaient une mauvaise influence sur lui. Un souci de plus, comme s’il n’en avait pas déjà assez comme ça ! Il fallait faire sortir Elayne et Nynaeve d’Ebou Dar avant que la situation ne se détériore un peu plus.
Sa chambre était sur le devant, avec des fenêtres donnant sur la place, et comme il tendait la main vers la poignée de sa porte, le plancher du couloir craqua derrière lui. Dans des centaines d’auberges, il n’y aurait pas fait attention, mais les planchers ne craquaient pas à La Femme Errante.
Il jeta un coup d’œil en arrière, et s’écarta juste à temps pour lâcher son chapeau et recevoir la matraque qui descendait sur sa main gauche au lieu de la recevoir sur son crâne. Le coup lui engourdit la main, mais il ne lâcha pas le poignet de son assaillant, malgré les doigts qui lui serraient la gorge, le plaquant contre la porte de sa chambre. Sa tête cogna contre le battant. Des étoiles argentées dansèrent devant ses yeux, brouillant le visage suant. Il ne voyait qu’un gros nez et des dents jaunes, et encore, flous. Soudain, il réalisa qu’il était au bord de l’inconscience ; ces doigts empêchaient l’air d’arriver dans ses poumons, mais aussi le sang d’arriver à son cerveau. Il passa sa main libre sous sa tunique, tâtonnant pour trouver ses couteaux, même si ses doigts semblaient avoir oublié à quoi ils servaient. La matraque se dégagea. Il la vit s’élever, la sentit se dresser pour lui fracasser le crâne. En un dernier effort, il tira une dague de son fourreau et frappa. Son assaillant poussa un cri aigu, et Mat sentit vaguement la matraque rebondir sur son épaule avant de tomber par terre, mais l’homme ne lui lâchait pas la gorge. Mat le repoussa, détachant d’une main les doigts de son cou, et de l’autre le lardant de coups de couteau.
Brusquement, il tomba à la renverse, glissant le long de la lame qui faillit le suivre par terre. Mat aussi. Avalant l’air à grandes goulées, il s’accrocha à quelque chose, à la porte, pour rester debout. Du sol, un visage ordinaire le fixait avec des yeux qui ne verraient jamais plus rien. L’intrus était corpulent, et vêtu d’une tunique bleu foncé telle qu’en portent les petits marchands ou les boutiquiers prospères. Il n’avait absolument pas l’air d’un voleur.
Soudain, il réalisa qu’ils avaient franchi une porte ouverte au cours de la bagarre. La chambre était plus petite que celle de Mat, sans fenêtre, avec, sur une petite table près de l’étroite couchette, deux lampes à huile qui dispensaient un peu de lumière. Un blond dégingandé, penché sur un grand coffre ouvert, se redressa et fixa le cadavre, ahuri. Le coffre occupait presque tout l’espace libre de la pièce.
Mat ouvrit la bouche pour s’excuser d’avoir fait intrusion, mais le blond dégaina une longue dague passée à sa ceinture, attrapa un gourdin sur le lit et, sautant par-dessus le coffre, se jeta sur lui. Il n’avait pas regardé le cadavre comme s’il lui était inconnu. Se raccrochant à la porte, Mat lança sournoisement le couteau qu’il tenait toujours, le manche ayant à peine quitté sa main qu’elle en cherchait un autre sous sa tunique. Le couteau frappa l’homme à la gorge, et Mat faillit s’effondrer, de soulagement cette fois, tandis que l’homme portait la main à son cou, du sang dégoulinant entre ses doigts, puis s’écroulant dans son coffre ouvert.
— C’est une bonne chose d’avoir de la chance, croassa Mat.
Titubant, il récupéra son couteau, l’essuya sur la longue tunique du blond. Tunique plus élégante que l’autre ; en drap de laine également, mais de meilleure coupe. Un petit noble n’aurait pas eu honte de la porter. Originaire d’Andor, à en juger par le col. Il se laissa tomber sur le lit, fronçant les sourcils sur l’homme affalé dans le coffre. Un bruit lui fit lever les yeux.
Son domestique était sur le seuil, s’efforçant sans succès de cacher une grande poêle à frire derrière son dos. Dans la petite chambre qu’il partageait avec Olver, contiguë à celle de Mat, Nerim conservait une batterie de cuisine complète et tout ce qu’il pensait être utile au valet d’un seigneur en voyage. Il était petit, même pour un Cairhienin, et maigrichon en plus.
— Mon Seigneur a encore mis du sang sur sa chemise, murmura-t-il d’un ton mélancolique.
Le jour où il parlerait d’un autre ton, le soleil se lèverait à l’ouest.
— Je voudrais que mon Seigneur prenne un peu mieux soin de ses vêtements. C’est tellement dur de nettoyer les taches de sang sans laisser d’auréoles, et les insectes n’ont pas besoin d’encouragements pour grignoter des trous dedans. Et il y a plus d’insectes dans cette cité que je n’en ai jamais vu de ma vie, mon Seigneur.
Pas un mot sur les deux cadavres, ni sur ce qu’il comptait faire de sa poêle à frire.
Le cri avait attiré l’attention. La Femme Errante n’était pas le genre de taverne où les cris passaient inaperçus. Des pas résonnèrent dans le couloir, et Maîtresse Anan, repoussant Nerim du passage, retroussa ses jupes pour contourner le cadavre étendu par terre. Son mari, visage carré, cheveux grisonnants, la suivait de près, avec, oscillant à son oreille gauche, le double anneau de l’Antique et Honorable Ligue des Filets. Les deux pierres blanches du plus grand annonçaient qu’il possédait d’autres bateaux en plus de celui qu’il commandait. Jasfer Anan était l’une des raisons pour lesquelles Mat avait soin de ne pas trop sourire à aucune des filles de Maîtresse Anan. Il avait un couteau de travail passé dans sa ceinture, plus une longue dague courbe, et son gilet bleu et vert découvrait des bras et un torse sillonnés de cicatrices de duels. Mais il était vivant, contrairement à bon nombre de ceux responsables de ces cicatrices.
L’autre raison conseillant la prudence, c’était Setalle Anan elle-même. Mat n’avait jamais renoncé à courtiser une fille à cause de sa mère, même si cette mère possédait l’auberge où il résidait. Mais Maîtresse Anan n’était pas comme les autres. Elle observa les deux morts sans broncher, ses grands anneaux d’or oscillant à ses oreilles. Elle était jolie, malgré quelques fils gris dans ses cheveux, et son couteau de mariage reposait entre deux seins dont les rondeurs auraient normalement attiré ses regards comme une chandelle attire les mites, mais la dévisager ainsi aurait été comme regarder… Non, pas sa mère. Une Aes Sedai, peut-être – quoiqu’il ait parfois contemplé ainsi une Aes Sedai, bien sûr, juste pour le plaisir du spectacle – ou la Reine Tylin, que la Lumière lui vienne en aide. Mettre le doigt sur la vraie raison n’était pas facile. C’était la personnalité de l’aubergiste. Il était difficile de penser à faire quelque chose qui offenserait Setalle Anan, c’est tout.