— Si vous voulez savoir de quoi est fait un homme, poussez-le dans la direction où il ne veut pas aller. À mon avis, il est solide ce garçon, mais il sera difficile.
Joignant le bout de ses doigts, elle contempla le mur derrière elles, ajoutant d’un ton rêveur :
— Il a en lui une rage à incendier le monde, et il la contrôle d’un cheveu. Si on le déséquilibre trop… Pouf ! Al’Thor n’est pas encore aussi dur que Logain, Ablar ou Mazrim Taim, mais cent fois plus difficile à contrôler, je le crains.
D’entendre ces trois noms cités ensemble, la langue de Merana se colla à son palais.
— Vous avez vu Logain, et aussi Taim ? Tous les deux ? demanda Annoura en la fixant, médusée. Taim est devenu partisan d’al’Thor, à ce qu’on dit.
Merana parvint à réprimer un soupir de soulagement. L’histoire des Sources de Dumaï n’avait pas encore eu le temps de se diffuser. Mais elle se répandrait tôt ou tard.
— J’ai des oreilles pour surprendre les rumeurs moi aussi, Annoura, dit Cadsuane, acerbe. Mais je pourrais le regretter d’après ce que j’entends sur ces deux-là. Tout mon travail anéanti. Celui des autres aussi, mais j’avais bien fait ma part. Et puis il y a ces Tuniques Noires, les Asha’man.
Prenant une tasse de la main de Daigian, elle murmura un « merci » accompagné d’un sourire chaleureux. La Blanche joufflue sembla sur le point de faire la révérence, mais elle se contenta de se retirer dans un coin et de croiser les mains. Elle était restée Novice et Acceptée plus longtemps que personne de mémoire d’Aes Sedai, autorisée de justesse à demeurer à la Tour, gagnant l’anneau à un cheveu et le châle à un cil. Daigian s’effaçait toujours devant toutes les autres sœurs.
Soufflant sur la vapeur s’élevant de sa tasse, Cadsuane poursuivit, sur le ton du bavardage enjoué :
— Ce fut Logain, pratiquement à ma porte, qui m’entraîna loin de mes roses. Peuh ! Une simple bagarre à une foire aux moutons aurait pu m’éloigner de ces plantes maudites par la Lumière ! Quel intérêt y a-t-il à cultiver mille épines par jour… Peuh ! J’ai même pensé à prêter le serment de Chasseur, si le Conseil des Neuf l’avait autorisé. Bon. Ce fut amusant pendant quelques mois, de pourchasser Logain, mais après sa capture, l’escorter à Tar Valon fut aussi ennuyeux que les roses. J’ai couru le monde pendant quelque temps, pour voir ce que je pourrais trouver, un nouveau Lige peut-être, quoiqu’il fût un peu tard pour ça, pour être juste envers l’homme. Puis j’ai entendu parler de Taim, et je suis partie pour la Saldaea aussi vite que je pouvais galoper. Il n’y a rien d’aussi excitant qu’un homme capable de canaliser.
Brusquement, sa voix et son regard se durcirent.
— L’une d’entre vous a-t-elle participé à ce… cette infamie… juste après la Guerre des Aiels ?
Malgré elle, Merana sursauta, confuse. À en juger par leurs yeux, les autres femmes auraient pu avoir la tête sur le billot.
— Quelle infamie ? Je ne vois pas de quoi vous parlez.
Le regard accusateur frappa Annoura si durement qu’elle faillit tomber du lit.
— La Guerre des Aiels ? dit-elle en un souffle, se redressant. Des années après, je me suis efforcée de faire que la prétendue Grande Coalition soit autre chose qu’un nom.
Merana regarda Annoura avec intérêt. Beaucoup d’Ajahs Grises avaient détalé de capitale en capitale après la guerre, en un effort futile pour maintenir la cohésion d’une alliance formée contre les Aiels, mais elle ignorait qu’Annoura y avait participé. Dans ce cas, elle n’était peut-être pas aussi mauvaise négociatrice qu’elle l’avait pensé.
— Moi aussi, dit-elle.
Dignité. Depuis qu’elle avait suivi al’Thor en partant de Caemlyn, elle n’en avait pas conservé beaucoup. Les quelques vestiges qui lui en restaient étaient trop précieux pour les perdre. Elle prit la parole, d’un ton calme et ferme.
— De quelle infamie parlez-vous, Cadsuane ?
L’intéressée se contenta d’écarter la question d’un geste comme si elle n’avait jamais prononcé le mot.
Un instant, Merana se demanda si Cadsuane ne commençait pas à perdre l’esprit. À sa connaissance, ce n’était jamais arrivé à aucune sœur, mais la plupart des Aes Sedai prenaient leur retraite vers la fin de leur vie, loin des intrigues et des complots dont seules les sœurs avaient connaissance. Loin de tout, la plupart du temps. Qui pouvait savoir ce qui leur arrivait vers la fin ? Mais un seul coup d’œil sur le regard clair et calme qui l’observait par-dessus la tasse, la désabusa. D’ailleurs, une infamie remontant à vingt-sept ans, quoi qu’elle eût été, ne soutenait pas la comparaison avec ce qui confrontait le monde actuellement. Et Cadsuane n’avait toujours pas répondu à sa question.
Qu’est-ce qu’elle avait en tête ? Et pourquoi maintenant ?
Avant que Merana n’ait eu le temps de reposer la question, la porte s’ouvrit, et Bera et Kiruna entrèrent poussées par Corele Hovian, mince Jaune à la silhouette d’adolescente, avec d’épais sourcils noirs et une crinière noir corbeau qui lui donnait toujours une apparence négligée quel que fût le soin qu’elle apportait à sa toilette, et elle était toujours vêtue comme pour aller au bal du village, avec des masses de broderies sur les manches, le corsage et les coutures de ses jupes. Il y avait à peine la place de bouger, avec tant de femmes dans un espace aussi restreint. Corele avait toujours l’air amusée, quoi qu’il arrive, mais pour le moment, elle arborait un grand sourire tenant le milieu entre l’incrédulité et la franche rigolade. Les yeux de Kiruna flamboyaient dans un visage pétrifié d’arrogance, tandis que Bera fulminait, front plissé et lèvres pincées. Jusqu’à ce qu’elles voient Cadsuane. Pour elles, se dit Merana, ce devait être comme si elles se trouvaient face à Alind Dyfelle, Sevlana Meseau ou même Mabrian en Shereed. Leurs yeux s’exorbitèrent. La mâchoire de Kiruna s’affaissa.
— Je vous croyais morte, dit Bera en un souffle.
Cadsuane renifla avec irritation.
— Je commence à me fatiguer d’entendre ça. Le prochain imbécile qui le répétera, il lui en cuira pendant huit jours.
Annoura se concentra sur le bout de ses sandales.
— Vous ne devineriez jamais où j’ai trouvé ces deux-là, dit Corele, avec son accent mélodieux du Murandy.
Elle tapota son nez retroussé, comme elle faisait toujours quand elle allait raconter une blague, ou ce qu’elle considérait comme telle. Des taches de couleur apparurent sur les joues de Bera, plus larges sur celles de Kiruna.
— Bera était assise, sage comme une image sous les yeux d’une demi-douzaine de ces Aiels irréguliers qui m’ont dit, croyez-moi si vous voulez, qu’elle ne pouvait pas venir avec moi tant que Sorilea – oh ! cette femme est une mégère à donner des cauchemars –, que je ne pouvais pas l’emmener avant que Sorilea ait fini de parler à son autre apprentie. Notre chère Kiruna, ici présente.
Il ne s’agissait plus de taches de couleur Kiruna et Bera étaient cramoisies jusqu’à la racine des cheveux et baissaient les yeux, refusant de regarder les autres. Même Daigian les fixait, médusée.
Le soulagement submergea Merana en ondes délicieuses. Ce n’est pas elle qui devrait expliquer comment les Sagettes avaient interprété les maudits ordres d’al’Thor, selon lesquels les sœurs devaient leur obéir. Elles n’étaient pas vraiment des apprenties, on ne leur donnait pas de leçons, bien sûr. Qu’avait à enseigner à des Aes Sedai une bande d’Irrégulières sauvages en plus ? Les Sagettes aimaient juste savoir où chacune se situait. Juste ? Bera et Kiruna pouvaient témoigner de la façon dont al’Thor avait ri – ri ! – et dit que ça ne faisait aucune différence pour lui, et qu’il attendait d’elles qu’elles soient des élèves obéissantes. Personne n’avait plié l’échine avec facilité, et Kiruna moins que personne.