Pourtant, Cadsuane ne demanda pas d’explications.
— Je m’attendais à une pâtée pour chiens, mais pas à un seau de fumier, dit-elle avec ironie. Voyons si j’ai bien compris. Vous autres enfants, vous vous êtes rebellées contre une Amyrlin légalement élevée, vous vous êtes associées avec le jeune al’Thor, et si vous prenez des ordres de ces Sagettes, je suppose que vous prenez aussi les siens.
Au ton dégoûté, elle semblait mâcher des prunes pourries. Branlant du chef, elle fixa sa tasse, puis ramena son regard sur les deux coupables.
— Eh bien, il s’agit d’une trahison, plus ou moins, non ? L’Assemblée peut vous imposer pour pénitence d’aller à genoux d’ici jusqu’à la Tarmon Gai’don, mais elles ne peuvent vous décapiter qu’une seule fois. Et les autres, celles qui sont au camp des Aiels ? Toutes du parti d’Elaida, je suppose ? Sont-elles aussi devenues des… apprenties ? Aucune d’entre nous n’a été autorisée à approcher ne fût-ce que la première rangée de tentes. Ces Aiels ne semblent pas porter les Aes Sedai dans leur cœur.
— Je ne sais pas, Cadsuane, répondit Kiruna, tellement rouge qu’elle semblait prête à prendre feu. On nous a gardées à l’écart.
Merana dilata les yeux. C’était la première fois qu’elle entendait Kiruna parler avec déférence.
Bera, d’autre part, prit une profonde inspiration. Elle se tenait déjà très droite, mais elle se redressa encore, pour accomplir une tâche déplaisante.
— Elaida n’est pas…, commença-t-elle avec véhémence.
— Elaida est trop ambitieuse, pour autant que j’en puisse juger, l’interrompit Cadsuane, se penchant si brusquement que Merana et Annoura sursautèrent, bien qu’elle ne les regardât pas. Et elle est sans doute une catastrophe en préparation, mais elle est toujours le Siège de l’Amyrlin, élevée par l’Assemblée conformément aux lois de la Tour.
— Si Elaida est l’Amyrlin légitime, pourquoi n’avez-vous pas obéi à son ordre de rentrer ?
Le seul signe trahissant la nervosité de Bera, c’étaient ses mains immobiles sur sa jupe. Seul un effort certain lui permettait sans doute de conserver une telle immobilité.
— Ainsi, l’une d’entre vous a un peu de cran.
Cadsuane rit doucement, mais ses yeux ne montraient rien. Se renversant en arrière, elle but une gorgée de thé.
— Asseyez-vous maintenant. J’ai beaucoup de questions à vous poser.
Merana et Annoura se levèrent, offrant leurs places sur le lit, mais Kiruna se contenta de regarder Cadsuane avec inquiétude, et Bera observa son amie, puis secoua la tête. Corele roula ses yeux bleus, souriant pour une raison inconnue, mais Cadsuane ne parut pas s’en soucier.
— La moitié des rumeurs que j’entends concernent les Réprouvés qui se seraient échappés, dit-elle. Avec tout ce qui se passe, ce ne serait guère surprenant, mais avez-vous des preuves, pour ou contre ?
Avant longtemps, Merana se félicita d’être assise ; avant très longtemps, elle apprendrait ce que c’était que faire la lessive. Cadsuane posait toutes les questions, passant de sujet en sujet, de sorte qu’elles ne savaient jamais à quoi s’attendre. Corele se taisait, gloussant de temps en temps ou branlant du chef, et Daigian ne faisait même pas ça, naturellement. Merana donnait l’essentiel des réponses, elle, Bera et Kiruna, mais Annoura n’était pas épargnée non plus. Chaque fois que la conseillère de Berelain se détendait, pensant en avoir fini, Cadsuane la remettait sur le gril.
Cadsuane voulait tout savoir, depuis l’autorité d’al’Thor sur les Aiels jusqu’à la raison pour laquelle une Maîtresse-des-Vagues était ancrée dans la rivière, si Moiraine était vraiment morte, si le jeune homme avait vraiment redécouvert le Voyage, et si Berelain avait couché avec lui ou en avait l’intention. Impossible de dire ce que Cadsuane pensait des réponses, sauf une fois, quand elle apprit qu’Alanna s’était liée à al’Thor et comment. Elle pinça les lèvres et fronça les sourcils à percer un trou dans le mur. Mais alors que toutes exprimaient leur écœurement, Merana se remémora que Cadsuane avouait elle-même avoir pensé à prendre un autre Lige.
Elles répondaient souvent qu’elles ne savaient pas, mais leur ignorance n’étanchait pas la soif de curiosité de Cadsuane ; elle exigeait la moindre bribe et particule de leurs informations, même si elles ne savaient pas qu’elles savaient. Elles parvinrent à cacher certaines petites choses, dont la plupart devaient rester dissimulées, mais des détails surprenants firent quand même surface, certains très étonnants, même de la part d’Annoura, qui avoua avoir reçu des lettres détaillées de Berelain presque depuis le jour où elle était partie pour le Nord. Cadsuane exigeait des réponses, mais n’en faisait aucune, et cela inquiéta Merana. Elle vit les visages prendre des expressions entêtées, défensives ou contrites, et se demanda si le sien leur ressemblait.
— Cadsuane…
Elle dut faire un effort pour poursuivre.
— Cadsuane, pourquoi avez-vous décidé de vous intéresser à lui maintenant ?
Cadsuane la regarda sans ciller, puis tourna son attention sur Bera et Kiruna.
— Ainsi, elles sont parvenues à le kidnapper dans son propre palais, dit-elle, tendant sa tasse à Daigian pour qu’elle la remplisse.
Du thé n’avait été offert à aucune autre. Le ton et l’expression de Cadsuane restèrent tellement neutres que Merana eut envie de s’arracher les cheveux. Al’Thor ne serait pas content s’il apprenait que Kiruna avait révélé l’enlèvement, même par inadvertance ; Cadsuane exploitait le moindre lapsus pour vous en tirer davantage que vous ne vouliez en dire. Au moins, les détails de sa captivité ne firent pas surface. Il avait dit clairement à quel point il serait mécontent si cela était connu. Merana remercia la Lumière que Cadsuane ne s’attardât pas longtemps sur chaque sujet.
— Vous êtes sûres que c’était Taim ? Et que ces Tuniques Noires ne sont pas arrivées à cheval ?
Bera répondit à contrecœur, et Kiruna d’un ton boudeur. Elles étaient aussi certaines qu’il était possible de l’être ; ni l’une ni l’autre n’avait vu de ses yeux les Asha’man arriver ou partir, ni le… trou… qui les avait amenés là et qui pouvait avoir été fait par al’Thor. Ce qui n’était pas satisfaisant, bien entendu.
— Réfléchissez ! Vous n’êtes plus des gamines sans cervelle, ou ne devriez plus l’être. Peuh ! Vous devez bien avoir remarqué quelque chose.
Merana avait la nausée. Elle et les autres avaient passé la moitié de la nuit à discuter de ce que signifiait leur serment avant de décider qu’il exprimait exactement ce qu’elles avaient dit, sans aucune échappatoire pour s’y soustraire. À la fin, même Kiruna avait concédé qu’elles devaient défendre et soutenir al’Thor aussi bien que lui obéir, et qu’il n’était pas permis de rester spectatrices. Ce que cela manifestait exactement vis-à-vis d’Elaida et des sœurs qui lui restaient fidèles n’en concernait vraiment aucune. Au moins, personne n’avoua que cela se rapportait à lui. Mais le simple fait qu’elles aient pris une décision était stupéfiant. Merana se demanda si Bera ou Kiruna avaient réalisé la même chose qu’elle. À savoir qu’elles se retrouveraient peut-être opposées à une légende, sans parler des sœurs qui avaient choisi de la suivre, comme Corele et Daigian.
Les yeux de Cadsuane se posèrent sur elle un moment, ne révélant rien, mais exigeant tout. Pire, Merana fut sûre que Cadsuane le savait très bien.
Se hâtant dans les couloirs du palais, Min ignora les saluts d’une demi-douzaine de Vierges qu’elle connaissait, continuant à trotter sans leur répondre un mot ni réaliser son impolitesse. Trotter n’était pas facile en bottes à hauts talons. Les sottises que les femmes font pour les hommes ! Non que Rand lui eût demandé de porter ces bottes, mais la première fois qu’elle les avait mises à son intention, il avait souri. Ces bottes lui plaisaient. Par la Lumière, quelle sotte de penser à ses bottes ! Elle n’aurait jamais dû aller dans les appartements de Colavaere. Frissonnant, clignant les yeux pour refouler ses larmes, elle se mit à courir.