Выбрать главу

— Embrassez-moi, murmura-t-elle.

Comme il ne bougeait pas, elle leva les yeux. Il battit des paupières, hésitant, les yeux tantôt verts, tantôt gris, comme un ciel matinal.

— Ce n’est pas une taquinerie.

Combien de fois l’avait-elle excité, assise sur ses genoux et l’embrassant, l’appelant son berger, parce qu’elle n’osait pas prononcer son nom de crainte qu’il n’y perçût une caresse ? Il le tolérait parce qu’il pensait vraiment qu’elle le taquinait et qu’elle cesserait en voyant qu’il ne réagissait pas. Ha ! Tante Jan et Tante Rana disaient qu’on ne doit pas embrasser un homme à moins qu’on n’ait l’intention de l’épouser, mais Tante Miren semblait connaître un peu mieux la vie. Elle disait qu’on ne doit pas embrasser les hommes à la légère parce qu’ils tombent amoureux très facilement.

— Berger, je suis glacée à l’intérieur. Colavaere et Maître Fel… J’ai besoin de toucher de la chair tiède. J’ai besoin, s’il vous plaît ?

Rand inclina la tête vers la sienne, très lentement. Ce fut d’abord un baiser de frère, doux comme du lait, apaisant, réconfortant. Puis il devint autre chose. Plus du tout apaisant. Se redressant en sursaut, il tenta de s’écarter.

— Min, je ne peux pas. Je n’ai pas le droit…

Le saisissant à deux mains par les cheveux, elle ramena sa bouche sur la sienne, et, après quelques instants, il cessa de se débattre. Elle ne savait pas si c’était elle qui avait commencé à déchirer la dentelle de sa chemise, ou si c’était lui qui avait arraché la sienne, mais elle était absolument certaine d’une chose. S’il essayait de s’écarter maintenant, elle irait chercher l’une des lances de Riallin, ou même toutes, et les lui planterait dans le corps.

Sortant du Palais du Soleil, Cadsuane étudia de son mieux les Aiels irréguliers qu’elle vit, sans être trop d’ostentation. Corele et Daigian la suivaient en silence ; elles la connaissaient assez bien pour savoir qu’il ne fallait pas la déranger par des bavardages importuns, chose qu’on ne pouvait pas dire de celles qui s’arrêtaient quelques jours au petit palais d’Arilyn avant qu’elle ne les envoie en mission. Beaucoup d’Irréguliers, qui tous regardaient une Aes Sedai comme un chien plein de puces, couvert d’abcès, et qui tachait de boue les tapis neufs. Certaines personnes regardaient les Aes Sedai avec adoration ou avec une crainte révérencielle, mais Cadsuane ne se rappelait pas que quiconque l’ait jamais regardée avec mépris, pas même les Blancs Manteaux. Même ainsi, un peuple qui produisait tant d’irréguliers devait pouvoir envoyer une armée de jeunes filles à la Tour.

Il faudrait y penser éventuellement, et que le Gouffre du Destin emporte la coutume s’il le fallait, mais pas tout de suite. Il fallait continuer à intriguer le jeune al’Thor suffisamment pour qu’il la laisse approcher de lui, et le déséquilibrer convenablement pour qu’elle le pousse où elle voulait qu’il aille sans qu’il s’en rende compte. D’une façon ou d’une autre, tout ce qui pouvait interférer avec ce projet devait être contrôlé ou supprimé. Rien ne devait pouvoir influencer ou bouleverser le jeune al’Thor dans le mauvais sens. Rien.

L’étincelante calèche noire attendait dans la cour derrière un patient attelage de six chevaux gris. Un serviteur se rua pour lui ouvrir la portière, ornée de deux étoiles d’argent peintes sur des raies rouges et vertes, s’inclinant si bas devant les trois sœurs que son crâne chauve frôla ses genoux. Il était en chausses et bras de chemise. Depuis son arrivée au Palais du Soleil, elle n’avait vu personne en livrée, à part quelques hommes vêtus aux couleurs de Dobraine. Il ne faisait aucun doute que les domestiques ne savaient pas comment s’habiller et craignaient de commettre une erreur.

— Il se peut que j’écorche Elaida quand je mettrai la main sur elle, dit-elle, comme la calèche démarrait d’une secousse. Cette folle enfant a rendu ma tâche presque impossible.

Puis elle éclata de rire, si soudainement que Daigian la regarda, médusée, avant de pouvoir contrôler son regard. Le sourire de Corele s’élargit d’anticipation. Ni l’une ni l’autre ne comprenait, et elle ne se donna pas la peine de s’expliquer. Toute sa vie, la façon la plus rapide de l’intéresser à une mission avait été de lui dire qu’elle était impossible. Mais il faut reconnaître que deux cent soixante-dix ans s’étaient écoulés depuis la dernière fois qu’elle avait rencontré une tâche impossible à exécuter. Maintenant, n’importe quel jour pouvait être son dernier, mais le jeune al’Thor en serait le couronnement.

20

Dessins dans les dessins

C’est avec dédain que Sevanna considéra ses compagnes poussiéreuses, assises en cercle autour d’elle dans la petite clairière. Les branches presque dénudées leur donnaient un peu d’ombre et de fraîcheur, et l’endroit d’où Rand avait porté la mort se trouvait à plus de cent miles à l’ouest, mais les femmes ne pouvaient s’empêcher de regarder par-dessus leur épaule. Sans tentes-étuves, elles n’avaient pas pu se laver comme elles l’auraient voulu, et se contentaient de se passer de l’eau sur le visage et les mains à la fin de la journée. Huit petites coupes en argent reposaient près de Sevanna, sur les feuilles mortes, et aussi un pichet d’eau en argent, un peu cabossé au cours de la retraite.

— Ou bien le Car’a’carn ne nous poursuit pas, dit-elle brusquement, ou il a été incapable de nous retrouver. L’un ou l’autre me convient parfaitement.

Certaines sursautèrent. Le visage rond de Tion pâlit, et Modarra lui tapota l’épaule. Modarra aurait été jolie si elle n’avait pas été aussi grande, et si elle n’avait pas éprouvé le besoin de materner quiconque se trouvait à sa portée. Alarys rajustait sa robe, déjà joliment déployée autour d’elle, beaucoup trop concentrée, s’efforçant d’ignorer ce qu’elle ne voulait pas voir. Meira pinçait les lèvres, mais qui pouvait dire si c’était à cause des craintes de ses comparses, ou à cause des siennes. Elles avaient toutes les raisons d’avoir peur.

Deux jours après la bataille, moins de vingt mille lances s’étaient regroupées autour de Sevanna. Therava et la plupart des Sagettes parties vers l’ouest étaient toujours absentes, y compris toutes celles attachées à elle. Certaines devaient sûrement être en route pour retourner à la Dague du Meurtrier-des-Siens, mais combien d’autres ne reverraient jamais le soleil se lever ? De mémoire d’homme, personne n’avait souvenir d’un tel massacre, de tant de morts en si peu de temps. Même les algai’d’siswais n’étaient pas prêts à reprendre la danse des lances de sitôt. Elles avaient des raisons d’avoir peur, et pourtant aucune ne le montrait, arborant leur cœur et leur âme sur leur visage à la face de tous, comme ceux des Terres Humides.

Rhiale, au moins, semblait le réaliser.

— Si nous devons le faire, faisons-le, marmonna-t-elle, raide d’embarras.

Elle faisait partie de celles qui avaient sursauté.

Sevanna sortit le petit cube gris de son aumônière, et le posa sur les feuilles mortes au centre du cercle. Someryn, les mains sur les genoux, se pencha tellement pour l’examiner qu’elle parut sur le point de jaillir de son corsage, le nez presque à toucher le cube. Des motifs compliqués en couvraient toutes les faces, et de près, on voyait de petits motifs à l’intérieur des grands, et d’encore plus petits dans ceux-là. Comment on avait pu tracer ces dessins minuscules, si fins, si précis, Sevanna n’en avait aucune idée. Au début, elle croyait que le cube était en pierre, mais elle n’en était plus aussi sûre maintenant. La veille, elle l’avait accidentellement laissé tomber sur un roc, sans abîmer aucun trait des gravures. Si c’étaient des gravures. L’objet devait être un ter’angreal. Cela, elles le savaient.