— Et s’il est comme ces autres natifs des Terres Humides en tuniques noires ? suggéra Belinde, pinçant les lèvres à faire concurrence à Meira.
— Ne soyez pas ridicule, grogna Alarys. Les natifs des Terres Humides les tuent à vue. Quoi que prétendent les algai’d’siswais, ce doit avoir été l’œuvre des Aes Sedai. Et de Rand al’Thor.
Ce nom provoqua un silence peiné, mais qui ne dura pas.
— Caddar doit posséder un cube semblable à celui-ci, dit Belinde. Il doit avoir près de lui une femme qui a le don de le faire fonctionner.
— Une Aes Sedai ? fit Rhiale, avec un grognement écœuré. S’il y a dix Aes Sedai avec lui, qu’elles viennent. Nous nous occuperons d’elles comme elles le méritent.
Meira rit, d’un rire sec et coincé comme son visage.
— Je crois que vous commencez presque à croire qu’ils ont tué Desaine.
— Surveillez votre langue, gronda Rhiale.
— Oui, murmura Someryn avec angoisse. Des paroles irréfléchies peuvent être entendues par des oreilles à qui elles ne sont pas destinées.
Tion partit d’un éclat de rire, bref et déplaisant.
— À vous toutes, vous avez moins de courage qu’un seul natif des Terres Humides.
Ce qui la fit rabrouer vertement par Someryn, et aussi par Modarra, et Meira prononça des paroles qui l’aurait fait provoquer en duel si elles n’avaient pas été des Sagettes ; Alarys parla plus durement encore et Belinde…
Leur dispute irrita Sevanna, même si elle prouvait qu’elles ne comploteraient pas contre elle. Mais ce n’est pas pour ça qu’elle leva la main pour demander le silence. Rhiale la regarda en fronçant les sourcils, ouvrit la bouche, et à cet instant, toutes entendirent quelque chose bruisser dans les feuilles mortes sous les arbres. Aucun Aiel n’aurait fait autant de bruit, même si l’un d’eux avait pu approcher des Sagettes sans y être invité, et aucun animal ne se serait risqué si près d’humains. Cette fois, elle se mit debout avec les autres.
Deux formes apparurent, un homme et une femme, cassant assez de branches sous leurs pieds pour réveiller une pierre. Juste avant la clairière, ils s’arrêtèrent, l’homme penchant la tête vers la femme pour lui parler. C’était Caddar, presque tout en noir, avec un col et des manchettes de dentelle. Au moins, il ne portait pas d’épée. Ils semblaient discuter. Sevanna aurait dû entendre une partie de leurs paroles, pourtant, le silence était total. Caddar avait près d’une main de plus que Modarra – grand pour un natif des Terres Humides, et même pour un Aiel – et la tête de la femme lui arrivait à peine à la poitrine. Aussi noire que lui de peau et de cheveux, et assez belle pour faire tiquer Sevanna, elle portait une robe rouge vif dont le décolleté découvrait encore plus généreusement la poitrine que celui de Someryn.
Comme si elle pensait que Sevanna l’appelait, Someryn se rapprocha d’elle.
— Cette femme a le don, murmura-t-elle, sans quitter des yeux les arrivants. Elle tisse une garde.
Elle ajouta à regret, faisant la moue :
— Elle est puissante. Très puissante.
Venant d’elle ce n’était pas rien. Sevanna n’avait jamais compris pourquoi la force dans le Pouvoir ne comptait pas parmi les Sagettes – tout en se félicitant de cet état de choses, dans son propre intérêt – mais Someryn se piquait de n’avoir jamais rencontré une femme dont la puissance approchait de la sienne.
À son ton, Sevanna soupçonna que l’arrivante était plus forte.
Pour le moment, peu lui importait que cette femme pût remuer les montagnes ou simplement allumer une chandelle. Ce devait être une Aes Sedai. Elle n’en possédait pas le visage, mais Sevanna en avait rencontré certaines ainsi faites. Ce devait être ainsi que Caddar avait mis la main sur le ter’angreal. C’était ainsi qu’il les avait trouvées et était venu. Si tôt ; si vite. Elle eut soudain de grands espoirs. Mais des deux, lequel commandait ?
— Arrêtez de canaliser par le cube, ordonna-t-elle.
Il pouvait peut-être encore écouter par son intermédiaire.
Rhiale la regarda d’un air apitoyé, sans chercher à le dissimuler.
— Someryn l’a déjà fait, Sevanna.
Mais rien ne pouvait plus gâter son humeur. Elle sourit et déclara :
— Très bien. Rappelez-vous ce que j’ai dit. Taisez-vous toutes et laissez-moi parler.
La plupart hochèrent la tête ; Rhiale renifla. Sevanna continua à sourire. Une Sagette ne pouvait pas être rabaissée au rang de gai’shaine, mais tant d’antiques coutumes avaient déjà été abandonnées que d’autres pouvaient suivre.
Caddar et la femme se remirent à avancer et Someryn murmura :
— Elle tient toujours le Pouvoir.
— Asseyez-vous près de moi, lui proposa vivement Sevanna. Touchez ma jambe si elle canalise.
C’était exaspérant, mais il fallait qu’elle sache.
Elle s’assit, repliant les jambes sous elle, et les autres l’imitèrent, laissant entre elles un espace libre pour Caddar et la femme. Someryn s’assit assez près pour que leurs genoux se touchent. Sevanna regretta de ne pas avoir une chaise.
— Je vous vois, Caddar, énonça-t-elle d’un ton cérémonieux, malgré l’insulte qu’il lui avait faite. Asseyez-vous, avec votre compagne.
Elle voulait voir comment l’Aes Sedai réagirait, mais la femme se contenta de hausser un sourcil et de sourire avec nonchalance. Ses yeux étaient aussi noirs que ceux de l’homme, noirs comme ceux d’un corbeau. Les autres Sagettes manifestèrent un peu plus de froideur. Aux Sources de Dumaï, si les Aes Sedai n’avaient pas laissé Rand s’échapper, les Sagettes les auraient sans doute toutes tuées ou capturées. Cette Aes Sedai devait le savoir, puisqu’à l’évidence Caddar n’ignorait pas ce qui s’était passé. Pourtant elle n’avait pas l’air effrayée le moins du monde.
— Je vous présente Maisia, dit Caddar en s’asseyant par terre, un peu en avant de l’espace qui lui était réservé.
Pour une raison inconnue, il n’aimait pas être à portée de bras. Peut-être craignait-il les couteaux.
— Je vous avais conseillé de n’utiliser qu’une seule Sagette, Sevanna, et non six. Certains en concevraient des soupçons.
Pour une raison quelconque, cela semblait l’amuser.
La femme, Maisia, entendant son nom, arrêta le geste de lisser sa jupe sous elle pour s’asseoir, et le foudroya avec une fureur qui aurait dû l’écorcher vif. Peut-être avait-elle l’intention de garder l’anonymat. Pourtant, elle ne dit rien. Au bout d’un moment, elle s’assit près de lui, son sourire reparaissant si vite qu’il aurait pu ne jamais disparaître. Sevanna se félicita, et pas pour la première fois, de ce que les natifs des Terres Humides affichaient leurs émotions sur leur visage.
— Vous avez apporté la chose qui peut contrôler Rand al’Thor ?
Elle ne regarda même pas le pichet d’eau. Alors qu’il était si grossier, pourquoi aurait-elle pris des gants ? Elle n’avait pas souvenir qu’il ait été discourtois la première fois. Peut-être la présence de l’Aes Sedai l’enhardissait-elle ?
Caddar la regarda, interrogateur.
— Alors, n’avez-vous pas Rand al’Thor ?
— Je l’aurai, dit-elle d’un ton égal, et il sourit.
Maisia sourit aussi.
— Quand vous l’aurez, donc.
Le sourire de Caddar clamait son scepticisme et son incrédulité. Celui de la femme était moqueur. On pourrait lui trouver une robe noire, à elle aussi.
— Ce que j’ai le contrôlera quand il sera capturé, mais ne pourra pas le soumettre. Je ne risquerai pas qu’il découvre ce que j’ai en tête avant que vous ne l’ayez réduit à l’impuissance.
Cette déclaration ne sembla pas l’affecter le moins du monde.
Sevanna réprima sa déception. Un de ses espoirs envolé. Rhiale et Tion croisèrent les mains, les yeux fixés droit devant elles, au-delà du cercle, au-delà de Caddar. Il ne valait plus la peine qu’on l’écoute. Bien sûr, elles ne savaient pas tout.