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— Alors, pourquoi continuer avec eux ?

Sa voix était comme de la lave brûlante, et pourtant, elle contrôlait parfaitement ses émotions.

— Al’Thor entre les mains de Mesaana, c’est une chose ; al’Thor dans les mains de ces sauvages, c’en est une autre. Non qu’elle ait de grandes chances avec lui si vous avez l’intention de les envoyer au pillage. Des boîtes de Voyage ? Quel est votre jeu ? Ont-elles des prisonnières ? Si vous croyez que je vais leur enseigner la Compulsion, n’y pensez plus. Une de ces femmes n’était pas négligeable. À moins que vous n’ayez une laisse cachée parmi vos autres joujoux ?

D’ailleurs, où étiez-vous avant de venir ? Je n’aime pas attendre !

Sammael s’arrêta, jetant un coup d’œil derrière eux. Le guetteur s’immobilisa. Enveloppé d’une cape jusqu’aux yeux, il n’avait pas à s’inquiéter d’être reconnu. Au cours des ans, il avait acquis de l’expertise en bien des domaines que Sammael dédaignait. Et aussi en certains qu’il pratiquait.

L’ouverture soudaine du portail, qui divisa un arbre en deux, fit sursauter Graendal. Le tronc fendu vacillait comme un ivrogne. Maintenant, elle savait aussi que Sammael était attaché à la Source.

— Pensiez-vous que je leur disais la vérité ? demanda Sammael, moqueur. Un petit accroissement du chaos est souvent aussi important qu’un grand. Elles iront où je les enverrai, elles feront ce que je voudrai, et elles apprendront à se satisfaire de ce que je leur donnerai. Comme vous, Maisia.

Graendal laissa l’illusion se dissiper et retrouva ses cheveux d’or, comme lui, aussi blonde qu’elle avait été brune.

— Si vous recommencez à me donner ce nom, je vous tuerai, dit-elle, la voix aussi impassible que le visage.

Elle parlait sérieusement. Le guetteur se raidit. Si elle mettait sa menace à exécution, l’un des deux mourrait. Devait-il intervenir ? Les points noirs filaient devant ses yeux, de plus en plus vite.

Sammael soutint son regard, les yeux aussi durs qu’elle.

— N’oubliez pas qui sera le Nae’blis, Graendal, avertit-il, franchissant le portail.

Un instant, elle demeura immobile à contempler l’ouverture. Une fente verticale apparut sur le côté, mais avant que sa porte ne commence à s’aligner, elle lâcha le tissage, lentement, la faille se réduisant à un point avant de disparaître. Le guetteur ne ressentit plus aucun picotement quand elle lâcha aussi la saidar. Le visage figé, elle suivit Sammael, et le portail se referma derrière elle.

Le guetteur eut un sourire en coin sous son masque. Nae’blis. Cela expliquait ce qui avait mis Graendal au pas, ce qui l’avait empêchée de tuer Sammael. Même elle devait être aveuglée par cette possibilité. Mais pour Sammael, le risque était plus grand que la conclusion d’une trêve avec Lews Therin. À moins, bien sûr, que ce ne fût vrai. Le Grand Seigneur adorait monter ses serviteurs les uns contre les autres pour voir lesquels étaient les plus forts. Seuls les plus résistants pouvaient résider près de sa gloire. Mais la vérité d’aujourd’hui n’était pas obligatoirement celle de demain. Le guetteur avait vu la vérité changer une centaine de fois entre un lever et un coucher de soleil. Plus d’une fois il l’avait changée lui-même. Il pensa à retourner sur ses pas pour tuer les sept femmes de la clairière. Elles mourraient facilement ; il doutait qu’elles sachent seulement former un véritable cercle. Les points noirs aveuglèrent sa vision, véritable blizzard horizontal. Non, il laisserait les choses suivre leur cours. Pour le moment.

À ses oreilles le monde hurla quand il se servit du Pouvoir Unique pour faire un petit trou dans le Dessin et en sortir. Sammael ne savait pas si bien dire. Les petits accroissements du chaos pouvaient être aussi importants que les grands.

21

La Nuit de Swovan

La nuit tomba lentement sur Ebou Dar, la douce luminescence des blancs édifices résistant à l’obscurité. Pour la Nuit de Swovan, de petits groupes de fêtards, des brindilles de pins dans les cheveux, dansaient dans les rues à la clarté de la lune en son premier quartier ; rares étaient ceux munis ne fût-ce que d’une lanterne, pour gambader et cabrioler au son des flûtes, des cors et des tambourins résonnant dans les palais et les tavernes, dansant d’une fête à l’autre. Mais dans l’ensemble, les rues étaient désertes. Un chien aboya au loin, et un autre, plus proche, lui répondit furieusement, puis soudain jappa et se tut.

Se balançant d’avant en arrière, Mat prêta l’oreille, scrutant les ombres au clair de lune. Il ne vit qu’un chat, longeant furtivement le mur. Le bruit mou de pieds nus se hâtant sur les pavés s’estompa. Il se baissa, et sa botte heurta un gourdin long comme son bras, dont les gros clous de cuivre scintillèrent au clair de lune. Parfait pour lui fendre le crâne, sans aucun doute. Branlant du chef, il essuya son couteau sur la tunique élimée d’un homme gisant à ses pieds. Des yeux grands ouverts dans un visage ridé et crasseux, fixaient le ciel nocturne. Un mendiant, à en juger par l’apparence et l’odeur. Mat n’avait jamais entendu parler de mendiants attaquant les gens, mais peut-être les temps étaient-ils plus durs qu’il ne le pensait. Près de sa main ouverte, un grand sac en toile de jute. Il ne manquait pas d’optimisme quant à ce qu’il trouverait à voler dans ses poches ! Le sac était assez grand pour le couvrir de la tête aux pieds.

Vers le nord, au-dessus de la ville, une scintillante traînée verte se dilata en bulle, ensuite une autre explosion arrosa la première d’une pluie d’étincelles rouges, puis bleues et enfin jaunes. Les fleurs nocturnes des Illuminateurs, pas aussi spectaculaires qu’elles l’auraient été dans un ciel sans lune et sans nuages, mais quand même belles à couper le souffle. Il pouvait contempler les feux d’artifice jusqu’à en mourir d’inanition. Nalesean avait parlé d’un Illuminateur – par la Lumière, ce n’était que ce matin ? – mais plus aucune fleur ne s’épanouit devant ses yeux. Quand les Illuminateurs faisaient fleurir le ciel, disait-on, ils plantaient plus de quatre fleurs. À l’évidence, un riche les avait achetées pour la Nuit de Swovan. Il aurait bien voulu savoir qui. Un Illuminateur qui vendait des fleurs nocturnes vendrait sûrement autre chose.

Remettant son couteau dans sa manche, il ramassa son chapeau et s’éloigna rapidement, ses bottes sonnant creux dans la rue déserte. Pas une lueur derrière les volets clos des fenêtres. Il était sans doute impossible de trouver dans toute la ville un endroit plus favorable à un assassinat. L’affrontement avec les trois mendiants n’avait duré qu’une ou deux minutes, et personne n’en avait été témoin. Dans cette cité, on pouvait se retrouver avec trois ou quatre duels par jour sur le dos, si on ne faisait pas attention, mais les probabilités d’affronter deux bandes de voleurs en un jour semblaient à peu près les mêmes qu’un refus d’accepter un pot-de-vin par la Garde Civile. Que devenait sa chance ? Si seulement ces maudits dés cessaient de rouler dans sa tête. Il ne courait pas, mais il ne lambinait pas non plus, une main sous sa veste sur le manche de son couteau et ouvrant l’œil sur tout ce qui bougeait dans l’ombre. Il ne vit rien, à part quelques fêtards cabriolant dans la rue.

Dans la salle commune de La Femme Errante, on avait enlevé les tables, sauf celles près des parois. Les flûtistes et les batteurs jouaient des airs stridents pour deux rangées de danseurs qui exécutaient les figures de ce qui semblait tenir le milieu entre le quadrille et la gigue. Il observa un moment, puis il copia un pas. Des marchands étrangers en beaux habits de drap sautillaient au milieu des indigènes en gilets brodés. Il en remarqua deux pour leur façon de se déplacer, un mince et un gros, qui dansaient avec une légèreté pleine de grâce ; il nota également plusieurs femmes de la cité, vêtues de leurs plus beaux atours, leurs profonds décolletés bordés de dentelle ou de broderies, mais aucune en soie. Non qu’il eût refusé de danser avec une femme vêtue de soie – il n’avait jamais dédaigné de danser avec une femme de quelque âge ou rang social qu’elle fût – mais ce soir, les riches étaient dans les palais ou dans les demeures opulentes des négociants et des prêteurs sur gages. Ces hommes près des murs, qui reprenaient leur souffle pour la prochaine danse, cachaient leur visage dans leur chope ou en prenaient une pleine en passant sur le plateau d’une servante. Maîtresse Anan vendrait sans doute autant de vin ce soir que dans toute une semaine ordinaire. Même chose pour la bière ; les indigènes semblaient n’avoir aucun palais.