S’essayant à un autre pas de danse, il arrêta Caira par la manche quand elle passa à sa portée, élevant la voix pour dominer la musique afin de lui poser quelques questions, et terminant par la commande de son dîner, un poisson doré, plat acidulé que la cuisinière préparait à la perfection. Un homme devait entretenir ses forces pour danser.
Caira adressa un sourire voluptueux à un garçon en gilet jaune qui prit une chope sur son plateau et la paya d’une pièce, mais pour une fois, elle n’eut aucun sourire pour Mat. En fait, elle parvint à pincer ses lèvres pulpeuses en une ligne mince comme un rasoir, ce qui n’était pas un petit exploit.
— Ainsi, je suis votre petit lapin ?
Après un reniflement éloquent, elle poursuivit :
— Olver est bordé dans son lit comme il se doit, et je ne sais pas où est le Seigneur Nalesean, ni Harnan, ni Maître Vanin, ni personne d’autre. Et la cuisinière dit qu’elle ne donnera rien, à part de la soupe et du pain, aux ivrognes dont la langue baigne dans le vin. Mais je ne comprends pas pourquoi mon Seigneur veut un poisson doré alors qu’une femme dorée l’attend dans sa chambre. Si mon Seigneur veut bien m’excuser, certaines personnes ont besoin de travailler pour gagner leur pain.
Elle s’éclipsa, tenant son plateau devant elle, et souriant jusqu’aux oreilles à tout homme passant dans son rayon visuel.
Mat la regarda s’éloigner en fronçant les sourcils. Une femme dorée ? Dans sa chambre ? Le coffre d’or était maintenant dans une niche sous le parquet de la cuisine, devant l’un des fourneaux, mais les dés s’étaient mis soudain à rouler dans sa tête avec un bruit de tonnerre.
Les sons de la fête s’estompèrent un peu à mesure qu’il montait lentement l’escalier. Devant sa porte, il fit une pause, écoutant les dés. Deux tentatives pour le voler aujourd’hui. Deux occasions de lui défoncer le crâne. Il était sûr que cette Amie du Ténébreux ne l’avait pas vu, et personne ne pouvait la qualifier de dorée, mais… Il tripota un manche de couteau sous sa veste, puis rabaissa la main quand l’image d’une femme fulgura dans son esprit, une femme de haute taille qui tombait, un couteau planté entre les deux seins. Son couteau. Il faudrait que la chance soit avec lui. En soupirant, il poussa la porte.
La femme Chasseur du Cor, dont Elayne avait fait sa Lige, se retourna, soulevant un arc des Deux Rivières détendu, ses tresses dorées ramenées devant ses épaules. Ses yeux bleus s’attachèrent sur lui d’un air résolu, le visage figé de détermination. Elle semblait prête à le rosser avec son arc s’il n’obéissait pas à ses ordres.
— S’il s’agit d’Olver…, commença-t-il.
Mais soudain une bribe de souvenir lui revint, le brouillard se leva sur un jour, une heure de sa vie.
Il n’y avait plus d’espoir, avec Seanchan à l’ouest et les Blancs Manteaux à l’est, plus d’espoir, et une seule chance de s’échapper, alors il leva le Cor de Valère et sonna, sans savoir vraiment à quoi s’attendre. Le son résonna, doré comme le Cor, si doux qu’il ne sut s’il devait rire ou pleurer. Le Cor réveilla l’écho, et le ciel et la terre semblèrent chanter. Tandis que la note unique et pure continuait à flotter dans l’air, un brouillard se leva, sorti de nulle part, d’abord à minces filaments, puis s’épaississant et ballonnant jusqu’à tout obscurcir, comme si des nuages couvraient le pays. Et ils dégringolaient des nuages, comme le flanc d’une montagne, les héros morts des légendes, rappelés par le Cor de Valère. Artur Aile-de-Faucon en personne galopait en tête, reconnaissable à sa haute taille et à son nez busqué, et derrière lui venaient tous les autres, à peine plus d’une centaine. C’était peu, mais c’étaient tous ceux que la Roue ferait reparaître encore et encore pour guider le Dessin, pour créer la légende et le mythe. Mikel-au-Cœur-Pur, et Shivan-le-Chasseur derrière son masque noir. On disait qu’il annoncerait la fin des Ères, la destruction de ce qui avait été, et la naissance de ce qui serait, avec sa sœur Calian, surnommée la Difficile, qui chevauchait à son côté, masquée de rouge. Amaresu, avec l’Épée du Soleil scintillant dans sa main, et Paedrig, conciliateur bouche d’or, et là, portant l’arc d’argent avec lequel elle ne manquait jamais sa cible…
Il referma la porte pour s’y adosser. Il se sentait comme étourdi, pris de vertige.
— C’est vous. Birgitte, en chair et en os. Que mes os soient réduits en cendres, c’est impossible. Comment ? Comment ?
La femme légendaire poussa un soupir résigné et posa son arc dans un coin, à côté de son épée.
— J’ai été arrachée à la vie prématurément, Sonneur du Cor, chassée par Moghedien et abandonnée à la mort, puis sauvée par la Lige d’Elayne.
Elle parlait lentement, scrutant son visage, comme pour s’assurer qu’il comprenait.
— Je craignais que vous ne vous rappeliez qui j’étais autrefois.
Toujours avec l’impression d’avoir été frappé entre les deux yeux, il se jeta dans le fauteuil près de la table, fronçant les sourcils. Qui elle était, en effet. Les poings sur les hanches, elle le regardait avec défi, en rien différente de la Birgitte qu’il avait vue galoper dans les nuages. Même ses vêtements étaient semblables, bien que sa courte tunique fût rouge et ses larges chausses jaunes.
— Elayne et Nynaeve sont au courant et ne m’ont rien dit, exact ? Je me méfie des secrets, Birgitte, et elles cachent autant de secrets qu’il y a de rats dans une grange. Elles sont devenues Aes Sedai jusqu’au bout des ongles. Même Nynaeve est presque une étrangère maintenant.
— Vous avez vos propres secrets.
Croisant les bras, elle s’assit au pied du lit. À sa façon de le dévisager, il aurait pu être une énigme.
— Pour commencer, vous ne leur avez pas dit que vous avez sonné le Cor de Valère. Et c’est le moindre des secrets que vous leur cachez, je crois.
Il cligna des yeux. Il avait supposé qu’elles l’avaient mise au courant. Elle était Birgitte, après tout.
— Quels secrets leur cacher ? Ces femmes me connaissent jusqu’au bout des ongles, et jusqu’au fond de mes rêves.
Elle était Birgitte. Bien sûr. Il se pencha en avant.
— Faites-leur entendre raison. Vous êtes Birgitte Arc-d’Argent. Vous pouvez leur faire faire ce que vous voulez. Dans cette cité, il y a une fosse pleine de pieux creusée à chaque carrefour, et je crains que les pieux ne soient plus pointus de jour en jour. Faites-les partir avant qu’il ne soit trop tard.
Elle rit. Elle porta la main à sa bouche et elle rit !
— Vous avez tout faux, Sonneur du Cor. Je ne les commande pas. Je suis la Lige d’Elayne. J’obéis.
Son sourire se colora de regret.