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— Birgitte Arc-d’Argent. Par la Lumière, je ne suis pas sûre d’être toujours cette femme. Tant de choses de ce que j’étais et savais se sont dissipées comme la brume sous le soleil de l’été depuis mon étrange renaissance. Je ne suis plus une héroïne maintenant, simplement une femme comme les autres qui vit sa vie au jour le jour. Quant à vos secrets… Quelle langue parlons-nous, Corniste ?

Il ouvrit la bouche… et la referma, entendant seulement alors la question qu’elle venait de poser. Nosane iragavane’dolorakoshi, Diynen’d’ma’purvene ? Quelle langue parlons-nous, Sonneur du Cor ? Ses cheveux tentèrent de se dresser sur sa tête.

— L’antique sang, articula-t-il lentement.

Pas l’Ancienne Langue.

— Une Aes Sedai m’a dit un jour que l’antique sang coule vigoureusement dans… Par la Lumière, de quoi riez-vous maintenant ?

— De vous, Mat, parvint-elle à articuler en s’efforçant de ne pas se plier en deux.

Au moins, elle ne parlait plus l’Ancienne Langue non plus. Elle essuya une larme au coin de son œil.

— Certains en articulent quelques mots, une phrase ou deux, à cause de l’antique sang. Généralement, sans saisir ce que ça veut dire, sans comprendre tout à fait. Mais vous… Dans une phrase, vous êtes le Haut Prince Eharoni, dans la suivante un Premier Seigneur de Manetheren, accent et idiomatismes parfaits. Non, ne vous inquiétez pas. Votre secret est en sécurité avec moi. Le mien l’est-il avec vous ? ajouta-t-elle après une hésitation.

Il agita la main avec désinvolture, encore trop sidéré pour s’offenser.

— Ai-je l’air de quelqu’un qui parle à tort et à travers ? marmonna-t-il.

Birgitte ! En chair et en os !

— Que je sois réduit en cendres, un verre me ferait du bien !

Avant d’avoir terminé, il sut que ce n’était pas la chose à dire. Les femmes n’aiment jamais…

— Bonne idée, dit-elle. Je boirais bien un pichet de vin moi-même. Par le sang et les cendres, quand j’ai vu que vous m’aviez reconnue, j’ai failli avaler ma langue.

Il se redressa comme si on l’avait piqué, la toisant fixement.

Elle soutint son regard en souriant, une lueur malicieuse dans les yeux.

— Il y a assez de bruit dans la salle commune pour qu’on puisse parler sans que personne nous entende. De plus, j’aurai plaisir à regarder un peu ce qui se passe. Elayne me sermonne comme un prédicateur tovanais si je regarde un homme plus longtemps qu’un battement de cœur.

Il hocha la tête sans réfléchir. Les souvenirs d’autres hommes lui apprirent que les Tovanais étaient un peuple âpre et sévère, frugal jusqu’à l’ascétisme ; du moins ils l’étaient mille ans ou plus auparavant. Il ne sut s’il fallait rire ou gémir. D’une part, cette proposition était une occasion de parler avec Birgitte – Birgitte ! Il ne se remettrait jamais du choc ! – mais d’autre part, il doutait d’entendre la musique dans la salle, avec le tintamarre de ces dés qui roulaient dans sa tête. Elle devait être une clé, d’une façon ou d’une autre. Un homme dans son bon sens se serait enfui par la fenêtre.

— Un ou deux pichets, ça me paraît sympathique, lui dit-il.

Une bonne brise salée de la baie apportait un peu de fraîcheur, par miracle, mais Nynaeve trouvait la nuit oppressante. Des bribes de musique et des éclats de rire lui parvenaient, assourdis, du palais, et aussi de la rue. Elle avait été invitée au bal par Tylin en personne, comme d’ailleurs Elayne et Aviendha, mais elles avaient toutes décliné, avec des degrés divers de politesse. Aviendha avait dit qu’il n’y avait qu’une seule danse qu’elle acceptait de danser avec les hommes des Terres Humides, et Tylin avait cligné des yeux, ne sachant qu’en penser. Personnellement, Nynaeve aurait aimé se rendre au bal – seule une imbécile aurait raté une chance de danser – mais si elle y était allée, elle savait qu’elle aurait fait exactement ce qu’elle était en train de faire dans sa chambre, à savoir qu’elle se serait assise dans un coin, se consumant d’inquiétude et s’efforçant de ne pas se ronger les ongles jusqu’à l’os.

Elles étaient donc là toutes les trois, cloîtrées dans leurs appartements, avec Thom et Juilin, agitées comme des chattes en cage, pendant que tout le monde à Ebou Dar faisait la fête. Enfin, elle au moins était angoissée. Qu’est-ce qui retenait Birgitte ? Combien de temps fallait-il pour dire à un homme de venir se présenter dès le matin ? Par la Lumière, toutes ses affres étaient inutiles, et l’heure de dormir passée depuis longtemps. Si seulement elle parvenait à s’assoupir, elle pourrait oublier l’affreux souvenir du voyage en bateau du matin. Pire que tout, sa sensibilité au temps lui disait qu’une tempête se préparait, que le vent devrait hurler dehors et la pluie tomber si dru que personne ne pourrait voir à dix pas. Il lui avait fallu un certain temps pour pénétrer l’époque où elle Écoutait le Vent et croyait entendre des mensonges. Au moins, elle croyait comprendre. Un autre genre de tempête se préparait, sans vent ni pluie. Elle n’avait aucune preuve, mais elle voulait bien avaler ses sandales si Mat Cauthon n’y participait pas. Elle aurait voulu dormir pendant un mois, un an, pour oublier ses soucis jusqu’à ce que Lan la réveille d’un baiser, comme le Roi du Soleil avait réveillé Talia. Ce qui était ridicule, naturellement ; ce n’était qu’une légende, et inconvenante en plus, et de toute façon, elle ne voulait devenir la femme objet de personne, pas même de Lan. Mais elle le retrouverait, d’une façon ou d’une autre, et en ferait son Lige. Elle… Par la Lumière ! Si elle n’avait pas craint le regard des autres, elle aurait arpenté la chambre à en user ses semelles !

Les heures passèrent. Elle lut et relut la courte lettre que Mat avait remise à Tylin. Aviendha était tranquillement assise près de son fauteuil à haut dossier, en tailleur sur les dalles vert clair comme d’habitude, un exemplaire relié en cuir et doré sur tranches des Voyages de Jain Globe-Trotter ouvert sur les genoux. Pas d’angoisse chez elle, pas d’angoisse visible, mais il faut dire qu’elle n’aurait pas pipé si quelqu’un avait fourré une vipère sous sa robe. Depuis son retour au palais, elle avait remis le collier en argent filigrané qu’elle portait jour et nuit. Sauf pendant le voyage en bateau, sous prétexte qu’elle ne voulait pas prendre le risque de le perdre. Distraitement, Nynaeve se demanda pourquoi elle n’arborait plus son bracelet d’ivoire. Elle avait surpris une conversation, où il était question qu’elle ne le porte pas tant qu’Elayne n’aurait pas le pareil, ce qui n’avait pas de sens. Et avait aussi peu d’importance que le bracelet, bien sûr. Sur ses genoux, la lettre se rappela à son attention.

Les torchères du salon rendaient la lecture facile, quoique l’écriture enfantine et informe de Mat présentât des difficultés. Mais c’était son contenu qui nouait l’estomac de Nynaeve.

Il n’y a rien ici, à part de la chaleur et des puces, et nous pouvons en trouver abondamment à Caemlyn.

— Êtes-vous sûre de ne lui avoir rien dit ? demanda-t-elle.

De l’autre côté de la chambre, Juilin s’immobilisa, la main en arrêt au-dessus de l’échiquier, incarnation de l’innocence outragée.

— Combien de fois vous l’ai-je dit ?

L’air d’innocence outragée, c’était l’un des airs que les hommes prenaient très bien, même quand ils étaient coupables comme le renard surpris dans un poulailler. Justement, l’échiquier était bordé d’une frise de renards sculptés ; intéressant.

Thom, assis à la table incrustée de lapis-lazuli en face du preneur-de-larrons, dans sa veste de drap bronze bien coupée, ressemblait aussi peu à un ménestrel qu’à l’homme qui avait été autrefois l’amant de la Reine Morgase. Noueux, les cheveux blancs, avec de longues moustaches et d’épais sourcils, il n’était que patience frustrée, depuis ses yeux bleus perçants jusqu’aux semelles de ses souliers.