Il les étudia de ses yeux injectés de sang, mais, apparemment, ne vit rien.
— C’est tout ce que Birgitte vous a dit ? demanda-t-il.
— Ça suffisait, je crois, même pour toi, rétorqua sèchement Nynaeve.
Inexplicablement, il eut l’air surpris et assez content.
Nynaeve sursauta, puis croisa les bras sur ses épaules.
— Puisque tu n’es pas en état d’aller où que ce soit avec nous pour le moment – ne me regarde pas comme ça, Mat Cauthon, ce n’est pas une insulte, c’est la simple vérité ! –, tu peux passer la matinée à déménager au palais. Et n’espère pas qu’on t’aide à transporter tes affaires. Je n’ai pas promis d’être un cheval de bât.
— La Femme Errante me suffit amplement, commença-t-il avec colère, mais il s’interrompit, l’air interrogateur.
L’air horrifié plutôt, aurait dit Elayne. Ça lui apprendrait à crier quand il avait la tête comme un melon. Du moins, c’est ce qu’elle avait ressenti l’unique fois où elle avait trop bu. Bien sûr, ça ne lui servirait pas de leçon. Comme Lini disait souvent, les hommes recommencent toujours à mettre la main dans le feu, pensant que la prochaine fois il ne les brûlera pas.
— Tu ne crois quand même pas que nous allons retrouver la Coupe au premier essai, ta’veren ou pas, poursuivit Nynaeve. Et sortir tous les jours sera plus simple si tu n’as pas à traverser toute la place.
Ce qui signifiait, si nous n’avons pas à t’attendre tous les matins. D’après elle, l’ivresse n’était pas la seule excuse, loin de là, qu’il pouvait avoir pour rester au lit jusqu’à des heures indues.
— De plus, ajouta Elayne, vous pourrez ainsi garder l’œil sur nous.
Nynaeve émit un bruit de gorge, très proche du gémissement. Ne comprenait-elle donc pas qu’il fallait l’amadouer ? Ce n’était pas comme si elles avaient promis de lui permettre de garder l’œil sur elles.
Il semblait ne pas les avoir entendues. Ses yeux hagards regardaient à travers elles.
— Sang et cendres, pourquoi faut-il qu’ils se soient arrêtés maintenant ? murmura-t-il, si bas qu’elle l’entendit à peine.
Que diable voulait-il dire par là ?
— Les appartements sont dignes d’un roi, Maître… Mat. Tylin les a choisis en personne, juste à côté des siens. Elle s’y est intéressée personnellement. Mat, vous ne voudriez pas que nous offensions la Reine, non ?
Un seul regard sur son visage, et Elayne canalisa précipitamment pour ouvrir la fenêtre et vider la cuvette dans la rue. Si elle n’avait jamais vu un homme prêt à restituer le contenu de son estomac, elle en voyait un maintenant devant elle, qui la fixait de ses yeux injectés de sang.
— Je ne vois pas pourquoi vous faites tant d’histoires.
En fait, elle croyait comprendre. Ici, les servantes se laissaient sans doute peloter, mais elle doutait que beaucoup, sinon aucune, au palais le tolèrent. Il ne pourrait pas non plus passer ses nuits à boire et à jouer. Tylin ne supporterait pas qu’il donne le mauvais exemple à Beslan.
— Nous devons tous faire des sacrifices.
Avec effort, elle s’abstint d’ajouter que son sacrifice était petit et juste, alors que leur sacrifice était grand et injuste, quoi qu’en pût dire Aviendha. En tout cas, Nynaeve avait protesté énergiquement contre n’importe quel sacrifice.
Il enfouit sa tête dans ses mains, émettant des bruits étranglés, les épaules secouées de spasmes. Il riait ! Elle souleva la cuvette sur un flot d’Air, avec l’envie de la lui casser sur la tête. Mais quand il releva les yeux, il avait l’air outré.
— Des sacrifices ? grogna-t-il. Si je vous demandais de faire le même, vous boxeriez toutes les têtes en vue et me feriez tomber le toit sur la tête !
Se pouvait-il qu’il fût encore saoul ?
Elle décida d’ignorer son affreux regard.
— À propos de votre tête, si la Guérison vous intéresse, je suis sûre que Nynaeve peut vous rendre service.
Si elle avait jamais été assez furieuse pour canaliser, c’était bien maintenant.
Nynaeve sursauta et la regarda du coin de l’œil.
— Bien sûr, dit-elle vivement. Si tu veux.
La rougeur de ses joues confirma tous les soupçons d’Elayne à propos du matin.
Gracieux comme toujours, il ricana :
— Oublie ma tête. Je me débrouille très bien sans Aes Sedai.
Puis, juste pour les embrouiller un peu plus, elle en était sûre, il ajouta :
— Merci quand même de la proposition.
Comme s’il était sincère !
Elayne parvint à se contenir. Sa connaissance des hommes se limitait à Rand et à ce que sa mère et Lini lui en avaient dit. Rand serait-il aussi déroutant que Mat Cauthon ?
Avant de partir, elle lui demanda de promettre qu’il déménagerait au palais immédiatement. Quand il donnait sa parole, il la tenait, avait dit Nynaeve, mais si on lui laissait la moindre échappatoire, il trouvait cent façons de s’y faufiler. Ça, elle s’était fait un plaisir de le souligner. Il promit en faisant la grimace ; ou peut-être que c’étaient seulement ses yeux, comme tout à l’heure. Quand elle posa la cuvette vide à ses pieds, il eut même l’air reconnaissant. Non, elle ne ressentirait pas de sympathie pour lui. Pas question.
Une fois sortie dans le couloir, la porte de Mat refermée, Nynaeve brandit le poing vers le plafond.
— Cet homme mettrait la patience d’une pierre à rude épreuve ! Je suis contente qu’il ait mal aux cheveux ! Vous m’entendez ? Contente ! Il nous causera des problèmes. C’est sûr.
— Vous deux, vous lui causerez plus de problèmes qu’il ne vous en causera, dit une voix.
Une femme s’avançait vers elles dans le couloir, avec quelques fils gris dans les cheveux, un visage énergique et une voix impérieuse. Et elle avait l’air mécontent, presque renfrogné. Malgré le couteau de mariage entre ses seins, elle était trop blonde pour une Ebou-Darie.
— Quand Caira m’a prévenue, je n’en croyais pas mes oreilles. Je doute avoir jamais vu tant de bêtise ficelée dans deux robes.
Elayne la toisa de la tête aux pieds. Même quand elle était novice, on ne lui avait jamais parlé sur ce ton.
— Et qui pouvez-vous bien être, ma brave dame ?
— Je peux être et je suis Setalle Anan, propriétaire de cette auberge, mon enfant, répondit-elle avec ironie.
Sur quoi, la femme ouvrit une porte de l’autre côté du couloir, les saisit chacune par un bras et les poussa dans la chambre, si rudement qu’Elayne eut l’impression d’être soulevée du sol.
— Vous semblez victime d’un malentendu, Maîtresse Anan, reprit-elle avec calme quand la femme les lâcha pour fermer la porte.
Nynaeve n’était pas d’humeur à plaisanter. Lui mettant l’anneau du Grand Serpent sous le nez, elle lança avec véhémence :
— Maintenant, regardez bien ça…
— Très joli, dit la femme, les poussant si vigoureusement qu’elles se retrouvèrent assises côte à côte sur le lit.
Les yeux d’Elayne s’exorbitèrent. Cette Anan se planta devant elles, les poings sur les hanches et le visage sévère, comme une mère qui s’apprête à morigéner ses filles.
— Vous vanter de cette bague prouve seulement votre sottise. Ce jeune homme vous fera sauter sur ses genoux – une sur chacun, ça ne m’étonnerait pas, si vous le laissez faire – et vous volera peut-être quelques baisers ou davantage selon votre attitude – mais il ne vous fera jamais aucun mal. Par contre, vous pouvez lui faire du mal, si vous continuez comme ça.
Lui faire du mal, à lui ? Cette femme croyait qu’elles… qu’il les avait fait sauter sur ses genoux ? Elle croyait… Elayne ne savait pas si elle devait rire ou pleurer, mais elle se leva, rajustant ses jupes.