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Mais Maîtresse Anan leur fit traverser la cour, puis s’engagea dans une allée étroite courant entre l’écurie et un haut mur dont dépassaient des branches dénudées par la sécheresse. Un jardin, sans doute. Au bout, une petite grille donnait accès à une ruelle poussiéreuse, si étroite que la lumière de l’aube n’y avait pas encore pénétré.

— Continuez à me suivre, jeunes filles, leur dit l’aubergiste, s’engageant dans la ruelle. Si vous vous perdez, je jure d’aller prévenir le palais.

Nynaeve suivit, tenant sa tresse à deux mains pour s’empêcher d’étrangler la femme. Il lui tardait d’avoir ses premiers cheveux blancs. D’abord les autres Aes Sedai, puis le Peuple de la Mer – par la Lumière, elle ne voulait plus y penser ! – et maintenant, une aubergiste ! Personne ne vous prenait au sérieux tant qu’on n’avait pas un peu de gris dans la chevelure ; même un visage sans âge d’Aes Sedai était moins persuasif.

Elayne soulevait sa jupe qui sinon aurait traîné par terre, leurs pas soulevaient de petits nuages de poussière qui retombait sur les ourlets.

— Voyons voir, dit doucement Elayne, regardant droit devant elle.

Doucement mais froidement. Très froidement, même. Elle avait une façon de démolir les gens sans élever le ton que Nynaeve admirait. Généralement. Pour l’heure, cela lui donna envie de la gifler.

— Nous pourrions être de retour au palais, prendre le thé et jouir de la brise en attendant que Maître Cauthon déménage ses affaires. Peut-être que Birgitte et Aviendha seraient rentrées avec quelque chose d’utile. Nous pourrions finalement décider quoi faire de cet homme. Faut-il le suivre dans les rues du Rahad et voir ce qui se passe, ou l’emmener dans des maisons susceptibles de contenir ce que nous cherchons, ou faut-il le laisser choisir ? On pourrait mettre le temps à profit de cent façons ce matin, comme décider s’il serait sans danger d’aller retrouver Egwene – ou jamais – après ce marché que nous a arraché le Peuple de la Mer. Il faudra bien en parler tôt ou tard ; l’ignorer ne servira à rien. À la place, nous voilà embarquées dans une marche interminable, clignant des yeux sous le soleil tout le long du chemin si nous continuons dans cette direction, pour aller voir une femme qui recueille les fugitives de la Tour. Pour ma part, ça ne m’intéresse guère de retrouver des fuyardes ce matin, ou n’importe quel autre matin d’ailleurs. Mais je suis sûre que vous pouvez m’expliquer la situation. Je désire ardemment comprendre, Nynaeve. J’ai horreur de penser que je vais vous faire traverser la place Mol Hara à grands coups de pied pour rien.

Nynaeve fronça les sourcils. À grands coups de pied ? Elayne devenait violente à passer tant de temps avec Aviendha. Quelqu’un devrait les ramener à la raison, ces deux-là.

— Le soleil n’est pas encore assez haut pour l’avoir dans les yeux, marmonna-t-elle.

Mais ça ne tarderait pas, malheureusement.

— Réfléchissez, Elayne. Cinquante femmes qui peuvent canaliser et qui aident les Irrégulières et les refusées de la Tour.

Elle avait parfois des remords à utiliser ce terme d’irrégulière ; dans la bouche de la plupart des Aes Sedai, c’était une insulte, mais elle voulait qu’un jour ce soit un titre de fierté.

— Et elle a parlé d’un Cercle. Pour moi, il ne s’agit pas de quelques amies réunies par hasard, mais d’un groupe organisé.

La ruelle serpentait entre de hauts murs et l’arrière de maisons, dont beaucoup aux briques apparentes sous le plâtre, parmi des jardins de palais et des boutiques où l’on voyait joailliers, tailleurs et sculpteurs sur bois au travail par les portes ouvertes. De temps en temps, Maîtresse Anan jetait un coup d’œil par-dessus son épaule pour s’assurer qu’elles suivaient toujours. Nynaeve lui adressait sourires et saluts de la tête, espérant ainsi lui prouver sa bonne foi.

— Nynaeve, si deux femmes qui peuvent canaliser constituaient une société, la Tour leur tomberait dessus comme une meute de loups. D’ailleurs, comment Maîtresse Anan peut-elle savoir si ces femmes peuvent canaliser ou non ? Celles qui canalisent sans être Aes Sedai ne s’en vantent pas, vous le savez. Ou alors, pas très longtemps. En tout cas, je ne vois pas l’intérêt de notre démarche. Egwene a peut-être l’intention d’amener un jour à la Tour toutes les femmes qui peuvent canaliser, mais ce n’est pas pour ça que nous sommes ici.

Au ton patient et glacial d’Elayne, Nynaeve resserra la main sur sa tresse. Comment pouvait-elle être si bouchée ? Une fois de plus, elle découvrit les dents à l’intention de Maîtresse Anan, et parvint à ne pas regarder son dos en fronçant les sourcils quand elle se détourna.

— Cinquante femmes, c’est bien plus que deux, murmura-t-elle avec véhémence.

Elles pouvaient canaliser ; elles devaient en être capables ; tout dépendait de ça.

— Il est impensable que ce Cercle soit dans la même cité qu’un entrepôt plein de ter’angreals sans qu’elles le sachent. Et si elles le savent…

Elle ne put empêcher la satisfaction d’adoucir sa voix.

— … si elles le savent, nous aurons trouvé la Coupe sans l’aide de Maître Matrim Cauthon. Nous pourrons oublier nos promesses absurdes.

— Nous n’avons pas fait ces promesses sous la contrainte, Nynaeve, dit distraitement Elayne. Je les tiendrai, et vous aussi, si vous avez de l’honneur, et je sais que c’est le cas.

Elle passait vraiment trop de temps avec Aviendha. Nynaeve se demandait quand Elayne avait commencé à croire qu’elles devaient toutes observer ce ridicule ji-quelque chose des Aiels.

Elayne se mordilla les lèvres en fronçant les sourcils. Toute glace semblait avoir fondu en elle, elle était redevenue elle-même. Elle dit enfin :

— Nous ne serions jamais allées à l’auberge sans Maître Cauthon et nous n’aurions donc jamais rencontré la remarquable Maîtresse Anan ou été conduites au Cercle. Donc, si le Cercle nous mène jusqu’à la Coupe, c’est à lui que nous le devrons.

Mat Cauthon ; ce nom la faisait bouillir. Nynaeve trébucha et lâcha sa tresse pour relever ses jupes. La ruelle n’était pas aussi lisse qu’une place pavée, et encore moins que les sols d’un palais. Parfois, Elayne en difficulté valait mieux qu’Elayne en pleine possession de ses moyens.

— Remarquable, maugréa-t-elle. Je vais lui en donner, du remarquable, jusqu’à ce qu’elle demande grâce. Personne ne nous a jamais traitées comme ça, Elayne, pas même les gens qui doutaient de notre qualité, pas même le Peuple de la Mer.

— La plupart des gens ne savaient pas à quoi ressemble vraiment une Aes Sedai, Nynaeve. Je crois qu’elle est allée à la Tour dans sa jeunesse ; elle connaît des choses qu’elle ne pourrait pas savoir autrement.

Nynaeve renifla avec dédain, foudroyant le dos de la femme qui marchait devant elles. Setalle Anan était peut-être allée à la Tour dix fois, cent fois, mais elle l’obligerait à reconnaître qu’elles étaient toutes les deux des Aes Sedai. Et elle s’excuserait. Et elle apprendrait aussi ce que c’est que de se faire traîner par l’oreille ! Maîtresse Anan jeta un coup d’œil en arrière, et Nynaeve lui fit un sourire figé, et la salua avec raideur, comme si sa tête était montée sur des gonds.

— Elayne, si ces femmes savent où est la Coupe… nous n’aurons pas besoin de dire à Mat comment nous l’avons trouvée.