Ce n’était pas une question.
— Je ne vois pas pourquoi, répondit Elayne. Il faudra que je demande à Aviendha pour être sûre, ajouta-t-elle, réduisant à néant tous les espoirs de Nynaeve.
Si elle n’avait pas craint que Maîtresse Anan ne les abandonne sur-le-champ, elle aurait hurlé.
La ruelle tortueuse déboucha dans une rue, et il ne fut plus question de parler. Le soleil brillait d’un éclat aveuglant au-dessus des toits, et Elayne se protégea les yeux de sa main avec ostentation. Nynaeve refusa de l’imiter. C’était supportable. Elle fut juste obligée de plisser un peu les yeux, c’est tout. Le ciel bleu sans nuages semblait se moquer de son sens du temps, qui lui disait toujours qu’une tempête arrivait sur la cité.
Même à cette heure matinale, quelques calèches laquées aux couleurs éclatantes circulaient dans les rues tortueuses, de même qu’une poignée de chaises encore plus éclatantes, portées par deux ou quatre porteurs nu-pieds en gilets rouge et vert, qui trottaient parce qu’ils transportaient des passagers cachés derrière des écrans en bois ajourés. Carrioles et chariots cahotaient sur les pavés, et, à mesure que les boutiques s’ouvraient et que les auvents se relevaient, les gens envahissaient la chaussée, apprentis en gilet, hommes de peine transportant de grands rouleaux de tapis sur l’épaule, acrobates, jongleurs et musiciens s’installant aux coins les plus propices à leurs métiers, colporteuses aux plateaux pleins d’épingles, de rubans ou de fruits miteux. Les marchés ouverts au poisson et à la viande étaient depuis longtemps en pleine activité ; aux étals de poisson, il n’y avait que des femmes, et aussi à la viande, sauf à ceux où l’on vendait du bœuf.
Se frayant un chemin dans la foule, se faufilant entre les calèches, les chaises à porteurs et les chariots qui semblaient penser n’avoir aucune raison de ralentir, Maîtresse Anan avançait d’un bon pas, pour compenser les arrêts. Ils étaient nombreux. Elle semblait très connue, hélée par des boutiquiers, des artisans et d’autres aubergistes, debout sur le pas de leur porte. Elle leur adressait quelques mots en passant ou les saluait de la tête, mais elle s’arrêtait toujours pour bavarder un moment avec les aubergistes. Après la première halte, Nynaeve fit le souhait qu’elle ne recommence pas ; après la deuxième, ce fut une prière. Après la troisième, elle regarda droit devant elle, s’efforçant en vain de ne pas écouter. Le visage d’Elayne se fit de plus en plus pincé, de plus en plus froid ; elle relevait le menton au point qu’on aurait pu se demander comment elle voyait où elle mettait les pieds.
Il y avait une raison à cela, dut reconnaître Nynaeve à contrecœur. À Ebou Dar, quelqu’un vêtu de soie pouvait marcher jusqu’au bout d’une place, mais pas plus loin. Tous les passants étaient vêtus de laine ou de lin, sans beaucoup de broderies, sauf quelques mendiants ayant récupéré un habit de soie jeté à la poubelle, éraillé de partout et où l’on voyait plus de trous que de tissu. Elle en avait assez d’entendre répéter à chaque arrêt l’histoire des deux écervelées qui avaient dépensé tout leur argent pour de belles robes afin d’impressionner un homme. Mat y avait le beau rôle, qu’il soit réduit en cendres ! Un jeune homme très bien d’après elle, et si elle n’avait pas été mariée…, et merveilleux danseur, avec juste ce qu’il fallait de canaille. Toutes les femmes riaient. Mais pas elle ni Elayne. Pas les deux petits becs sucrés – c’est le mot qu’elle employait –, des becs sucrés sans le sou pour avoir couru après un homme, la bourse pleine de piécettes de cuivre et d’étain pour tromper les imbéciles, les idiots sans cervelle qu’elles auraient réduits au vol ou à la mendicité si elle n’avait pas connu quelqu’un pouvant leur donner du travail à la cuisine.
— Elle ne va pas s’arrêter à toutes les auberges de la ville ! maugréa Nynaeve quand elles s’éloignèrent de L’Oie Échouée, auberge de trois étages dont la propriétaire arborait trois gros grenats à chaque oreille malgré le nom modeste de son établissement. Maintenant, Maîtresse Anan ne regardait plus en arrière pour voir si elles suivaient.
— Vous réalisez que nous ne pourrons plus jamais nous montrer dans aucun de ces endroits !
— Je soupçonne que c’est exactement l’idée, répondit Elayne, chacun de ses mots comme taillé dans la glace. Nynaeve, si vous nous avez envoyées à la chasse au dahu…
Inutile de préciser la menace. Avec l’aide de Birgitte et d’Aviendha – et elles l’aideraient –, Elayne ferait de sa vie un enfer tant qu’elle ne se serait pas vengée à sa satisfaction.
— Elles nous conduiront droit à la coupe, insista-t-elle, écartant un mendiant dont une horrible cicatrice fermait un œil.
Elle reconnut sur lui de la pâte de farine colorée au sang-de-dragon.
— Je sais, dit Elayne, reniflant de la façon la plus insultante.
Nynaeve cessa de compter les ponts qu’elles traversaient, ainsi que les barges qui naviguaient dessous. Le soleil montait de plus en plus haut au-dessus des toits. Maîtresse Anan ne suivait pas le chemin le plus direct – elle semblait même faire des détours pour trouver des auberges –, mais elles avançaient toujours approximativement vers l’est, et Nynaeve pensait qu’elles devaient approcher de la rivière quand l’aubergiste se retourna brusquement vers elles.
— Surveillez votre langue maintenant. Parlez uniquement quand on vous adressera la parole. Faites-moi honte et…
Fronçant une dernière fois les sourcils et grommelant entre ses dents qu’elle faisait sans doute une bêtise, elle leur fit signe de la tête de la suivre dans la maison à toit plat juste en face d’elles.
La demeure n’était pas grande, juste un étage sans balcon, les briques visibles en plusieurs endroits sous le plâtre écaillé, et plutôt mal située, avec le tintamarre des métiers à tisser d’un côté, et la puanteur âcre d’une teinturerie de l’autre. Une servante vint ouvrir la porte, une femme grisonnante à la mâchoire carrée et aux épaules de forgeron, au regard d’acier qu’aucune goutte de sueur sur son visage n’adoucissait. Nynaeve entra derrière Maîtresse Anan, le sourire aux lèvres. Quelque part dans cette maison, une femme canalisait.
À l’évidence, la servante grisonnante connaissait de vue Maîtresse Anan, mais elle eut une curieuse réaction. Elle lui fit une révérence pleine de respect, tout en ayant l’air surprise de la voir. Malgré sa nervosité évidente, elle la laissa entrer. Mais elle reçut Nynaeve et Elayne sans ambiguïté. Elle les conduisit dans un salon à l’étage et leur dit fermement :
— Ne bougez pas un cil et ne touchez à rien ou il vous en coûtera.
Puis elle disparut.
Nynaeve regarda Elayne.
— Nynaeve, une femme qui canalise, ça ne veut pas dire…
La perception changea, se dilatant un instant, puis s’estompa.
— Même deux femmes, ça ne veut rien dire, protesta Elayne, mais d’un ton dubitatif maintenant. C’est la servante la moins stylée que j’aie jamais vue de ma vie.
Elle s’assit dans un fauteuil rouge à haut dossier, et au bout d’un moment, Nynaeve l’imita, mais se posa tout au bord de son siège. Parce qu’elle était impatiente, pas parce qu’elle était nerveuse. Pas nerveuse du tout.
La pièce n’était pas grande, mais les dalles bleues et blanches luisaient, et les murs vert pâle semblaient repeints de frais. Pas trace de dorures nulle part, naturellement, mais de jolies sculptures couvraient les fauteuils rouges alignés le long des murs, et plusieurs petites tables d’un bleu plus foncé que les dalles. Les lampes pendues à des appliques étaient en laiton et brillaient de tous leurs feux. Des branches de pin étaient soigneusement disposées dans la cheminée, dont le linteau n’était pas en pierre mais en bois sculpté. Les sujets des sculptures étaient plutôt bizarres – représentant ce que les Ebou-Daris appelaient les Treize Péchés : un homme dont les yeux lui mangeaient le visage pour l’Envie, un autre qui tirait la langue jusqu’aux chevilles pour l’indiscrétion, un troisième, aux dents longues, et qui serrait des pièces sur son cœur pour l’Avarice, et ainsi de suite – mais dans l’ensemble, elle fut satisfaite de son inspection. Quiconque avait les moyens de s’offrir ces meubles et cette décoration avait aussi les moyens de restaurer les plâtres de la façade. Et la seule raison de les garder en l’état était le désir de ne pas attirer l’attention.