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La servante avait laissé la porte ouverte, et soudain, des voix leur parvinrent d’en bas.

— J’ai du mal à croire que vous les ayez amenées ici, dit l’une, avec incrédulité et colère. Vous savez comme nous sommes prudentes, Setalle. Vous en connaissez plus que vous ne devriez, alors vous savez sûrement cela.

— Je suis désolée, Reanne, répondait Maîtresse Anan avec raideur. Je n’ai pas réfléchi, je suppose. Je… m’engage à me porter garante du comportement de ces filles et à me soumettre à votre jugement.

— Bien sûr que non ! fit la voix, grimpant dans l’aigu sous le choc. C’est pour dire… je veux dire, vous n’auriez pas dû, mais… Setalle, je m’excuse d’avoir élevé la voix. J’aimerais que vous me pardonniez.

— Vous n’avez aucune raison de vous excuser, Reanne, concéda l’aubergiste, d’un ton à la fois plein de remords et de rancœur. J’ai eu tort de les amener.

— Non, non, Setalle. Je n’aurais pas dû m’exprimer ainsi. Il faut me pardonner, je vous en prie.

Setalle Anan et Reanne Corly entrèrent dans le salon, et Nynaeve cligna les yeux de surprise. D’après cette conversation, elle attendait une femme plus jeune que l’aubergiste, mais Reanne avait les cheveux gris, et un visage marqué par des rides du sourire, mais qui, pour l’heure, était plissé d’inquiétude. Pourquoi l’aînée s’humiliait-elle ainsi devant sa cadette, et pourquoi la cadette le supportait-elle, même sans conviction ? Ici, les coutumes étaient différentes, la Lumière en était témoin, et certaines trop différentes à son goût, mais pas à ce point. Bien sûr, elle n’avait jamais fait d’excès d’humilité avec le Cercle des Femmes, aux Deux Rivières, mais quand même…

Naturellement, Reanne pouvait canaliser – elle s’y attendait ; en fait, elle l’espérait – mais elle ne s’attendait pas à un tel pouvoir. Reanne n’était pas aussi puissante qu’Elayne, ou même Nicola – que cette maudite fille soit réduite en cendres ! – mais elle était facilement l’égale de Sheriam, Kwamesa ou Kiruna. Peu de femmes possédaient une telle puissance, et bien qu’elle les dépassât toutes elle-même, elle ne pensait pas trouver ici un tel potentiel. Cette femme devait être une Irrégulière ; parce que la Tour aurait tout fait pour la garder, même s’il avait fallu la laisser en robe d’Acceptée toute sa vie.

Quand elles entrèrent, Nynaeve se leva, lissant ses jupes. Certainement pas par nervosité ; certainement pas. Oh, si seulement cette aventure pouvait bien se terminer.

Reanne les examina d’un œil perçant, de l’air d’une femme qui trouve deux cochons dans sa cuisine, sortis tout droit de la porcherie et dégoulinants de purin. Elle se tamponna le visage d’un mouchoir minuscule, quoiqu’il fît plus frais dans la maison que dehors.

— Il faudra en faire quelque chose, je suppose, murmura-t-elle, si elles sont ce qu’elles prétendent.

Sa voix était assez aiguë, même maintenant, musicale et presque juvénile. Elle se tut et sursauta, pour une raison inconnue, et regarda en coin l’aubergiste, ce qui provoqua une nouvelle tournée d’excuses réticentes de l’aubergiste et de dénégations affolées de Maîtresse Corly. À Ebou Dar, quand les gens se mettaient à être vraiment polis, les allers-retours de pardons pouvaient durer une heure.

Elayne s’était levée aussi, arborant un sourire figé. Elle haussa un sourcil à l’adresse de Nynaeve, et, un coude dans une main, se toucha la joue de l’index.

Nynaeve s’éclaircit la gorge.

— Maîtresse Corly, je m’appelle Nynaeve al’Meara, et voici Elayne Trakand. Nous cherchons…

— Setalle m’a mise au courant, l’interrompit Reanne, ce qui n’augurait rien de bon.

Nynaeve la soupçonna d’être aussi dure qu’un mur de pierre.

— Un peu de patience, mes filles, je vais m’occuper de vous.

Elle se retourna vers Setalle. Une fois de plus, une hésitation mal réprimée colora sa voix.

— Si vous voulez bien m’excuser, Setalle, je dois questionner ces filles et…

— Tiens, mais voilà une revenante, s’exclama en entrant une petite femme trapue dans la force de l’âge, saluant Reanne de la tête.

Malgré sa robe ebou-darie ceinturée de rouge, et son visage hâlé luisant de sueur, l’accent était pur cairhienin. Sa compagne tout aussi suante, vêtue d’un habit de marchande en drap de laine sombre de coupe très simple, faisait une tête de plus qu’elle, avec des yeux noirs en amande et une bouche bien fendue.

— C’est Garenia ! Elle…

Voyant qu’elles n’étaient pas seules, elle s’interrompit brusquement.

Reanne croisa les mains comme dans la prière, ou peut-être pour s’empêcher de frapper l’une des arrivantes.

— Berowin, dit-elle d’une voix tendue, un de ces jours, vous tomberez du haut d’une falaise avant d’avoir vu où vous mettiez les pieds.

— Je suis désolée, Aîn…

La Cairhienine baissa les yeux en rougissant. La Saldaeane se mit à tripoter un anneau de pierres rouges épinglé sur son corsage avec une intense concentration.

Quant à Nynaeve, elle regarda Elayne d’un air triomphant. Les deux nouvelles venues pouvaient canaliser, et quelqu’un tenait la saidar quelque part dans la maison. Deux de plus, et si Berowin n’était pas très puissante, Garenia surpassait Reanne et égalait Lelaine ou Romanda. Peu importait en fait, mais ça en faisait déjà cinq. Elayne serra les dents, têtue, puis elle soupira et hocha la tête imperceptiblement. Parfois, il fallait faire des efforts incroyables pour la convaincre.

— Vous vous appelez Garenia ? dit lentement Maîtresse Anan, fronçant les sourcils sur l’intéressée. Vous ressemblez beaucoup à quelqu’un que j’ai connu autrefois. Zarya Alkaese.

Les yeux noirs en amande clignèrent de surprise. Sortant de sa manche un mouchoir bordé de dentelle, la marchande se tamponna les joues et répondit :

— C’était le nom de la sœur de ma grand-mère. Il paraît que je lui ressemble beaucoup. Était-elle en bonne santé à l’époque ? Elle a complètement oublié sa famille après être devenue Aes Sedai.

— La sœur de votre grand-mère, dit l’aubergiste, riant doucement. Bien sûr. Elle allait bien la dernière fois que je l’ai vue, mais c’était il y a longtemps. J’étais plus jeune que vous en ce temps-là.

Reanne était restée près de l’aubergiste, se gardant de la saisir par le bras, mais n’y tenant plus, elle s’exclama :

— Setalle, je suis vraiment désolée, mais je dois vous demander de m’excuser. Vous me pardonnerez de ne pas vous raccompagner à la porte ?

Maîtresse Anan s’excusa, comme si c’était sa faute que l’autre ne puisse pas la raccompagner, et disparut, après avoir jeté un dernier regard dubitatif sur Elayne et Nynaeve.

— Setalle ! s’exclama Garenia dès qu’elle fut sortie. C’était Setalle Anan ? Comment a-t-elle… ? Par la Lumière du Ciel ! Même après soixante-dix ans, la Tour pourrait…

— Garenia ! dit Maîtresse Corly d’un ton tranchant.

Son regard encore plus tranchant fit rougir la Saldaeane.

— Puisque vous êtes là toutes les deux, nous serons trois pour l’interrogatoire. Vous autres jeunes filles, restez où vous êtes et taisez-vous.

Ces dernières paroles adressées à Elayne et à Nynaeve. Les autres se retirèrent dans un coin et se mirent à discuter à voix basse.