Elayne se rapprocha de Nynaeve.
— Je n’aimais déjà pas être traitée en novice quand j’étais novice. Jusqu’à quand avez-vous l’intention de prolonger cette farce ?
Nynaeve lui fit signe de se taire.
— J’essaye d’écouter, murmura-t-elle.
Utiliser le Pouvoir était hors de question, bien entendu. Les trois femmes s’en seraient aperçues immédiatement. Heureusement, elles ne tissèrent pas de barrière, peut-être parce qu’elles ne savaient pas comment faire, et parfois, leurs paroles étaient perceptibles.
— … dit qu’elles sont peut-être des Irrégulières, chuchotait Reanne, provoquant choc et révulsion chez les deux autres.
— Alors il faut leur montrer la porte, siffla Berowin. La porte de derrière. Des Irrégulières !
— J’ai toujours envie de savoir qui est cette Setalle Anan, intervint Garenia.
— Si vous ne pouvez pas concentrer votre esprit sur le problème actuel, c’est que c’est peut-être votre tour d’aller faire un séjour à la ferme. Alise sait merveilleusement bien concentrer les esprits. Maintenant…
La suite ne fut plus qu’un murmure.
Une nouvelle servante apparut, mince et jolie, mais maussade, en grossière robe grise et long tablier blanc. Posant sur l’une des petites tables un plateau vert laqué, elle s’essuya subrepticement les joues d’un coin de son tablier, et se mit à tripoter des tasses bleues vernissées et une théière assortie. Nynaeve haussa les sourcils. Cette femme pouvait canaliser, elle aussi, mais sans grande puissance. Pourquoi était-elle servante ?
Garenia jeta un coup d’œil par-dessus son épaule et elle sursauta.
— Qu’a donc fait Derys pour être punie ? Je croyais que les poissons chanteraient avant qu’elle ne critique les règles, et encore moins qu’elle les transgresse.
Berowin renifla bruyamment, mais sa réponse fut à peine audible.
— Elle voulait se marier. Elle devancera son tour à la ferme et s’y rendra avec Keraille le surlendemain de la Fête de la Demi-Lune. Cela réglera la question de Maître Denal.
— Vous deux, vous avez peut-être envie d’aller bêcher les champs pour Alise ? dit sèchement Reanne, et elles se remirent à parler bas.
Nynaeve exulta intérieurement. Elle n’avait jamais beaucoup aimé les règles, du moins celles des autres – les autres voyaient rarement une situation aussi clairement qu’elle, et par conséquent inventaient des conventions stupides ; par exemple, pourquoi cette Derys ne pouvait-elle pas se marier si elle le désirait ? – mais règles et pénitences étaient les marques d’une société. Elle avait raison. Et il y avait autre chose. Elle poussa Elayne du coude jusqu’à ce qu’elle baisse la tête vers elle.
— Berowin a une ceinture rouge, murmura-t-elle.
C’était l’insigne des Sages-Femmes, les célèbres guérisseuses d’Ebou Dar, universellement reconnues comme les meilleures après les Aes Sedai dans l’art de Guérir. Elles soignaient censément par leurs connaissances et leurs herbes, mais…
— Combien de Sages-Femmes avons-nous vues, Elayne ? Combien pouvaient canaliser ? Combien étaient d’Ebou Dar ou même d’Altara ?
— Sept, en comptant Berowin, répondit-elle lentement, et seulement une dont je suis sûre qu’elle était d’ici.
Ah ! À l’évidence, les autres étaient d’ailleurs.
— Mais aucune n’avait une puissance approchant de celle de ces femmes.
Au moins, elle n’avait pas suggéré qu’elles s’étaient trompées ; toutes ces femmes étaient capables de canaliser.
— Nynaeve, voulez-vous dire que les… Sages-Femmes… toutes les Sages-Femmes… peuvent… ? Cela dépasserait l’incroyable !
— Elayne, dans cette cité, même les balayeurs ont leur guilde ! Je crois que nous venons de découvrir les gros bonnets de l’Antique Sororité des Sages-Femmes.
L’entêtée secoua la tête.
— La Tour aurait envoyé ici une centaine de sœurs il y a des années ; deux cents plutôt. Une telle organisation aurait été écrasée dans l’œuf.
— Peut-être que la Tour n’est pas au courant, dit Nynaeve. Peut-être qu’elles sont tellement discrètes que la Tour a pensé qu’elles ne pouvaient pas leur porter ombrage. Il n’y a aucune loi interdisant de canaliser quand on n’est pas Aes Sedai, seulement prohibant de se prétendre Aes Sedai, ou de faire un mauvais usage du Pouvoir. Ou de le discréditer.
Ce qui signifiait qu’il était interdit de faire quoi que ce fût pouvant faire voir les véritables Aes Sedai sous un mauvais jour, si quelqu’un pensait qu’on l’était, ce qui était allé un peu loin, à son avis. Mais le vrai problème, c’est qu’elle n’y croyait pas. La Tour semblait au courant de tout, et les sœurs interdiraient sans doute un cercle de brodeuses si elles pouvaient canaliser. Pourtant, il devait y avoir une explication quelconque à…
Sans bien s’en rendre compte, elle sentit que quelqu’un embrassait la Vraie Source, mais soudain elle n’en fut que trop consciente. Sa mâchoire s’affaissa en sentant un flot d’Air saisir sa tresse sur sa nuque et lui faire traverser la pièce en s’élançant sur la pointe des pieds. Elayne courait près d’elle, cramoisie de fureur. Le pire, c’est qu’elles étaient protégées toutes les deux par leur bouclier.
Ce bref déplacement se termina quand on leur permit de reposer les talons par terre devant Maîtresse Corly et les deux autres, toutes trois assises le long du mur dans des fauteuils rouges, toutes entourées de l’aura de la saidar.
— On vous a dit de vous taire, dit Reanne avec fermeté. Si nous décidons de vous aider, vous devrez savoir que nous exigeons une obéissance totale, comme la Tour Blanche elle-même.
Ces derniers mots furent prononcés avec révérence.
— Je peux vous dire que vous auriez été traitées moins rudement si vous n’étiez pas arrivées de cette façon irrégulière.
Le flot tenant la tresse de Nynaeve s’évanouit. Elayne releva la tête avec colère quand elle fut libérée.
Chez Nynaeve, l’étonnement atterré fit place à l’indignation véhémente quand elle réalisa que Berowin tenait son bouclier. La plupart des Aes Sedai qu’elle avait rencontrées étaient supérieures à Berowin ; presque toutes. Rassemblant ses forces, elle tenta d’atteindre la Source, pensant que le tissage allait se rompre. Elle montrerait au moins à ces femmes qu’elle… le tissage… s’étira. La ronde Cairhienine sourit, et Nynaeve s’assombrit. Le bouclier s’étira de plus en plus, ballonna comme une boule. Il ne cassa pas. C’était impossible. N’importe qui pouvait lui interdire l’accès à la Source en la prenant par surprise, et quelqu’un de plus faible qu’elle pouvait tenir le bouclier une fois tissé, mais pas quelqu’un de tellement plus faible. Et un bouclier ne s’étirait pas autant sans se disloquer. C’était impossible !
— Vous pourriez vous rompre une artère si vous continuez comme ça, remarqua Berowin, presque avec compassion. Nous n’essayons pas de nous élever au-dessus de notre condition, mais les Dons s’améliorent avec le temps et cela a toujours été mon Don spécial. Je pourrais immobiliser une Réprouvée.
Fronçant les sourcils, Nynaeve renonça. Elle pouvait attendre. Vu qu’elle n’avait pas le choix, elle pouvait attendre.
Derys s’approcha avec son plateau et distribua les tasses de thé. Elle n’accorda même pas un regard à Elayne et à Nynaeve avant de faire la révérence puis de retourner à sa table.
— Nous pourrions prendre le thé au palais, dit Elayne, avec un regard si dur qu’elle faillit reculer devant elle. Il vaudrait peut-être mieux ne pas attendre trop longtemps.
— Taisez-vous, ma fille, dit Maîtresse Corly d’un ton calme, mais se tamponnant le visage de son mouchoir avec colère. D’après ce qu’on nous a dit de vous, vous êtes effrontées et contestataires, vous courez après les hommes et vous mentez. À quoi j’ajouterai que vous êtes incapables de suivre des instructions simples. Tout cela doit changer si vous recherchez notre aide. Tout. Tout cela est très irrégulier. Remerciez-nous d’accepter de vous parler.