La salle d’audience de Pedron Niall – celle de Valda maintenant, ou de quiconque avait conquis la forteresse – avait changé. Le grand soleil rayonnant incrusté dans le sol était toujours là, mais les bannières prises par Pedron Niall sur ses ennemis – et que Valda avait conservées comme si elles étaient siennes – avaient disparu, de même que les meubles, à l’exception du grand fauteuil sculpté de Niall, puis de Valda, flanqué maintenant de deux grands écrans peints de couleurs criardes. Sur l’un, un oiseau noir à la crête blanche et au bec cruel, déployait ses ailes aux bouts blancs ; sur l’autre, un chat jaune moucheté noir posait une patte sur une bête morte deux fois plus petite que lui, qui ressemblait vaguement à un cerf, mais avec de longues cornes droites et des rayures blanches.
Il y avait quelques personnes dans la salle, mais elle n’eut pas le temps de remarquer autre chose que s’avançait déjà une femme au visage aigu en robe bleue, un côté de la tête rasé, les cheveux restant de l’autre côté tressés en une longue natte ramenée sur son épaule droite. Ses yeux bleus, pleins de mépris, n’auraient pas déparé l’aigle ou le chat des écrans.
— Vous êtes en présence de la Haute Dame Suroth, qui commande Ceux Qui Viennent Avant et assure le Retour, entonna-t-elle de la même voix traînante.
Sans avertissement, l’officier au nez busqué saisit Morgase par la nuque et l’obligea à se prosterner près de lui. Frappée de stupeur, et d’autant plus que tout ce mouvement avait expulsé tout l’air de ses poumons, elle le vit baiser le sol.
— Lâchez-la, Elbar, grasseya une autre femme avec colère. Ce n’est pas une façon de traiter la Reine d’Andor.
L’officier, Elbar, se releva sur les genoux, baissant la tête.
— Je m’humilie devant vous, Haute Dame. Je vous supplie de me pardonner, dit-il, d’un ton aussi froid et monocorde que le permettait son accent.
— Je pardonne peu ce genre de faute, Elbar.
Morgase leva les yeux. Suroth la stupéfia. Les deux cotés de sa tête étaient rasés, ne laissant au milieu qu’une longue crête noire et brillante, descendant en cascade jusqu’au bas de son dos.
— Peut-être quand vous aurez été puni. Allez au rapport. Exécution !
Cela accompagné d’un grand geste où brillèrent des ongles d’au moins un pouce de long, les deux premiers de chaque main d’un bleu éclatant.
Elbar se prosterna une dernière fois, puis se releva avec souplesse et sortit à reculons. Pour la première fois, Morgase constata qu’aucun autre soldat ne les avait suivis. Et elle réalisa encore autre chose. Il la regarda une dernière fois avant de disparaître, et, au lieu de voir dans ses yeux du ressentiment pour celle qui était cause de sa punition, elle y perçut… de la considération. Il n’y aurait pas de punition, cette scène avait été prévue d’avance.
Suroth s’avança vivement vers Morgase, écartant soigneusement son léger manteau pour découvrir ses jupes blanches comme neige aux centaines de plis minuscules. Le manteau était brodé de lianes luxuriantes et de fleurs jaunes et rouges. Malgré sa vivacité, Morgase remarqua qu’elle avait eu le temps de se relever avant que cette Suroth n’arrive devant elle.
— Vous n’êtes pas blessée ? demanda Suroth. Si vous l’êtes, je doublerai la punition.
Morgase épousseta sa robe pour ne pas avoir à regarder le sourire hypocrite de la femme, qui n’atteignait jamais ses yeux. Elle profita de l’occasion pour observer la salle. Quatre hommes et quatre femmes étaient à genoux le long d’un mur, tous d’une grande beauté et vêtus… Elle détourna vivement les yeux. Ces longues robes blanches étaient presque transparentes ! De l’autre côté des écrans, deux autres paires de femmes étaient à genoux également, une de chaque en robe grise, l’autre en bleu sillonné d’éclairs brodés, unies par la laisse en argent reliant bracelet et collier. Morgase n’était pas assez près pour en être sûre, mais elle eut l’impression désagréable que les deux femmes en gris pouvaient canaliser.
— Je n’ai rien, merci…
Une énorme forme brun-rouge était étalée sur le sol – un tas de peaux de vaches tannées, peut-être. Puis le tas se souleva.
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
Elle parvint à ne pas en rester bouche bée, mais la question lui échappa avant qu’elle n’ait pu la réprimer.
— Vous admirez mon lopar ?
Suroth s’écarta bien plus vite qu’elle n’avait avancé. L’énorme forme redressa une grosse tête ronde qu’elle mit sous la main de Suroth pour se faire caresser sous le menton. Pour Morgase, cette créature lui rappela un ours, bien qu’elle fût moitié plus grosse que le plus gros ours dont elle eût jamais eu vent, et sans poils, en plus, et presque sans museau, les yeux entourés d’orbites saillantes.
— J’ai reçu Almandaragal en cadeau lorsqu’il était nouveau-né, pour ma première fête du nom-vrai ; il a déjoué la première tentative d’assassinat sur ma personne la même année, alors qu’il n’avait atteint que le quart de sa taille adulte.
Il y avait une affection sincère dans la voix. Sous la caresse, le… lopar… retroussa les babines, révélant de grosses dents pointues ; il fléchit les pattes antérieures, rentrant et sortant les griffes de six longs orteils à chacune. Et il se mit à ronronner, vrombissement grave équivalant à cent chats.
— Remarquable, dit Morgase d’une voix défaillante.
La fête du nom-vrai ? Combien de fois avait-on tenté d’assassiner cette femme pour qu’elle parle de la première tentative avec tant de détachement ?
Le lopar gémit brièvement quand Suroth s’écarta, puis se recoucha, la tête sur les pattes. Déconcertant, l’animal ne suivit pas sa maîtresse des yeux, mais posa son regard essentiellement sur Morgase, avec de brefs coups d’œil vers la porte ou les étroites meurtrières.
— Naturellement, quelque loyal que soit un lopar, il ne peut pas rivaliser avec une damane.
Aucune affection dans la voix, maintenant.
— Pura et Jinjin pourraient massacrer une centaine d’assassins avant qu’Almandaragal n’ait le temps de cligner un œil.
À l’audition de chaque nom, l’une des femmes en bleu imprima une secousse à sa laisse d’argent, et la femme attachée à l’autre bout se prosterna comme l’avait fait celle du couloir.
— Nous avons beaucoup plus de damanes qu’avant depuis notre retour. Cette région est un riche terrain de chasse pour marath’damane. Pura, ajouta-t-elle avec désinvolture, était autrefois… une femme de la Tour Blanche.
Les genoux de Morgase flageolèrent. Aes Sedai ? Elle étudia le dos courbé de la dénommée Pura, se refusant à le croire. Mais toute femme pouvant canaliser, et pas seulement les Aes Sedai, devait être capable de s’emparer de cette chaîne et d’en étrangler son bourreau. Tout le monde devait en être capable. Non, cette Pura ne pouvait être une Aes Sedai. Morgase se demanda si elle oserait demander une chaise.
— Voilà qui est très… intéressant.
Au moins, elle parlait d’une voix ferme.
— Mais je ne crois pas que vous m’ayez demandé de venir pour me parler des Aes Sedai.
On ne lui avait pas demandé de venir, bien sûr. Suroth la toisa sans bouger un muscle ; seuls les longs ongles de sa main gauche frémirent.
— Thera ! aboya soudain la femme au visage aigu et au crâne à moitié rasé. Kaf pour la Haute Dame et son hôte !