La tasse tomba de la main de Morgase, se fracassant sur les dalles, dans une gerbe de kaf noir. Il fallait que ce soit un mensonge. Elle n’avait jamais rencontré Amathera, mais on la lui avait décrite un jour. Non. Beaucoup de jeunes filles du même âge pouvaient avoir de grands yeux noirs et une bouche boudeuse. Pura n’avait jamais été Aes Sedai, et cette femme.
— Posture ! cria sèchement Alwhin, et Thera continua à danser sans même un regard à Suroth ou à une autre.
Qui qu’elle fût, il était clair que sa seule idée était l’urgent désir de ne pas faire de faute. Morgase se concentra sur son estomac pour ne pas vomir.
Suroth s’approcha tout près d’elle, le visage froid comme l’hiver.
— Tout le monde doit faire des choix, répéta-t-elle avec calme, d’une voix qui aurait pu entamer l’acier. Certains de mes prisonniers affirment que vous avez passé un certain temps à la Tour Blanche. De par la loi, aucun marath’damane ne peut échapper à la laisse, mais je vous jure que vous, qui m’avez appelée par mon nom et accusée de mentir, vous n’affronterez pas ce destin.
L’insistance sur le « ce » disait clairement que le serment n’envisageait aucun autre destin. Le sourire qui n’atteignait jamais les yeux reparut.
— J’espère que vous choisirez de prêter le serment, Morgase, et de gouverner l’Andor au nom de l’impératrice, puisse-t-elle vivre à jamais.
Pour la première fois, Morgase fut absolument certaine que cette femme mentait.
— Je vous parlerai de nouveau demain, ou peut-être le jour suivant, si j’ai le temps.
Se détournant, Suroth croisa la danseuse et s’assit dans le grand fauteuil, arrangeant soigneusement ses jupes autour d’elle, et Alwhin aboya – elle semblait n’avoir aucun autre mode d’expression :
— Tous ensemble ! Postures du Cygne !
Les jeunes hommes et femmes agenouillés le long du mur se levèrent d’un bond et rejoignirent Thera, formant une ligne parfaite devant Suroth. Seul le regard que le lopar posait sur elle attestait encore de son existence. Elle n’avait jamais été aussi totalement ignorée de sa vie. Rassemblant sa dignité en même temps que ses jupes, elle sortit.
Naturellement, elle n’alla pas loin toute seule. Des soldats en armures rouge et noir étaient debout dans l’antichambre, raides comme des statues, avec leurs lances à glands rouge et noir, visages impassibles sous leurs casques laqués, les yeux durs semblant regarder de derrière les mandibules de monstrueux insectes. L’un d’eux, guère plus grand qu’elle, se plaça à ses côtés sans un mot, et l’escorta jusqu’à ses appartements, où deux Tarabonais armés d’épées flanquaient la porte, ceux-là en armures d’acier, mais toujours peintes de rayures horizontales. Ils s’inclinèrent très bas, les mains sur les genoux, et elle crut que c’était pour elle jusqu’au moment où son garde parla pour la première fois.
— Rompez ! dit-il d’une voix dure, et les Tarabonais se redressèrent, sans la regarder. Surveillez-la bien. Elle n’a pas prêté le Serment, ajouta-t-il.
Les yeux noirs se portèrent vers elle au-dessus des voiles d’acier, mais leurs brefs saluts furent pour le Seanchan.
Elle entra, s’efforçant de ne pas presser le pas, mais dès que la porte se fut refermée sur elle, elle s’adossa au battant, tentant de mettre de l’ordre dans ses idées. Seanchans et damanes, Impératrices et serments, et personnes possédées. Debout au milieu de la pièce, Lini et Breane la regardaient.
— Qu’avez-vous appris ? demanda Lini d’un ton patient, le même dont elle interrogeait l’enfant Morgase sur ses lectures.
— Cauchemars et folie, soupira Morgase.
Soudain, elle se redressa, regardant anxieusement autour d’elle.
— Où est… ? Où sont les hommes ?
Breane répondit à la question informulée d’un ton sèchement moqueur.
— Tallanvor est parti aux nouvelles.
Les poings sur les hanches, elle poursuivit avec un sérieux mortel :
— Lamgwin est allé avec lui, et aussi Maître Gill. Et vous, qu’avez-vous appris ? Qui sont ces… Seanchans ?
Elle prononça le nom gauchement, en fronçant les sourcils.
— Cela, nous l’avons appris par nous-mêmes.
Elle feignit de ne pas voir le regard meurtrier de Lini.
— Qu’allons-nous faire maintenant, Morgase ?
Morgase passa entre les deux femmes, se dirigeant vers la fenêtre la plus proche. Moins étroite que celles de la salle d’audience, elle dominait la cour de vingt pieds de haut. Une colonne découragée de soldats tête nue, échevelés, dont certains avec des bandages tachés de sang, traversait la place d’un pas traînant, sous le regard vigilant de lanciers tarabonais. Plusieurs Seanchans, debout sur une tour voisine, scrutaient les lointains entre les créneaux. L’un d’eux portait un casque orné de trois minces plumes. Une femme apparut à une fenêtre de l’autre côté de la cour, le panneau rouge brodé d’éclairs bien visibles sur sa poitrine, fronçant les sourcils sur les Blancs Manteaux capturés. Ils trébuchaient, frappés de stupeur, incapables de comprendre ce qui leur arrivait.
Qu’allaient-ils faire ? Décision que Morgase redoutait. Depuis des mois, il semblait que toutes ses décisions se terminaient en désastre, ne fût-ce que son choix de fruits pour le petit déjeuner. Il fallait choisir, avait dit Suroth. Aider ces Seanchans à conquérir l’Andor, sinon… Elle pouvait rendre un dernier service à l’Andor. La queue de la colonne parut, suivie d’autres Tarabonais, rejoints par leurs concitoyens à mesure qu’ils passaient. Une chute de vingt pieds, et Suroth perdait son moyen de pression. En finir ainsi, c’était peut-être une lâcheté, mais elle avait déjà prouvé qu’elle était lâche. Quand même, la Reine d’Andor ne pouvait pas mourir ainsi.
Entre ses dents, elle prononça les paroles irrévocables qui n’avaient été utilisées que deux fois dans l’histoire millénaire de l’Andor.
— Sous la Lumière, je renonce au Haut Siège de la Maison Trakand en faveur d’Elayne Trakand. Sous la Lumière, je renonce à la Couronne Rose et au Trône du Lion en faveur d’Elayne, Haut Siège de la Maison Trakand. Sous la Lumière, je me soumets à la volonté d’Elayne d’Andor, devenant sa sujette obéissante.
Cela ne faisait pas Elayne reine pour autant, mais ça clarifiait la situation.
— Pourquoi souriez-vous ? demanda Lini.
— Je songeais à Elayne, dit-elle, se retournant lentement.
Elle ne pensait pas que sa vieille nourrice s’était trouvée assez près pour entendre ce que nul n’avait besoin de savoir.
Pourtant ses yeux se dilatèrent et sa voix s’étrangla.
— Écartez-vous de là maintenant ! ordonna-t-elle sèchement, et, joignant le geste à la parole, elle la saisit par le bras et la traîna de force loin de la fenêtre.
— Lini, vous vous oubliez ! Vous avez cessé d’être ma nourrice depuis long…
Morgase prit une profonde inspiration, et son ton se radoucit. Regarder en face ces yeux terrorisés n’était pas facile ; Lini n’avait peur de rien.
— Ce que je fais, c’est dans notre intérêt, croyez-moi, reprit-elle avec douceur. Il n’y a pas d’autre issue…
— Pas d’autre issue ? intervint Breane avec colère, ses mains tremblantes crispées sur ses jupes.
À l’évidence, elle aurait préféré les refermer sur la gorge de Morgase.
— Quelles sottises débitez-vous maintenant ? Et si ces Seanchans allaient penser que c’est nous qui vous avons tuée ?
Morgase pinça les lèvres ; était-elle donc si transparente ?
— Taisez-vous, femme !
Lini ne se mettait jamais en colère et n’élevait jamais la voix, mais elle faisait les deux maintenant, son visage fané rouge de fureur. Elle leva une main osseuse.
— Taisez-vous, ou je vous gifle jusqu’à ce que vous soyez encore plus bête que vous ne l’êtes déjà !