Elle traversa en souriant les dalles rouges et vertes, dans le froufrou de ses jupons de soie bleus et blancs, fixant sur lui ses grands yeux noirs. Il n’avait aucun désir de regarder le couteau de mariage niché entre ses seins généreux. Ni la grande dague sertie de gemmes passée à sa ceinture, tout aussi scintillante de pierreries. Il recula.
— Majesté, j’ai un important…
Elle se mit à fredonner. Il reconnut la mélodie ; il l’avait lui-même chantée à quelques filles ces derniers temps. Il eut le bon sens de ne pas tenter de l’interpréter avec la voix qu’il avait en ce moment, et de plus, les paroles qu’ils avaient mises dessus à Ebou Dar lui auraient roussi les oreilles. Ici, cette chanson s’intitulait : « Mes baisers t’empêcheront de respirer. »
Riant nerveusement, il tenta de mettre entre eux une table incrustée de lapis-lazuli, mais elle la contourna sans paraître presser le pas.
— Majesté, je…
Posant la main à plat sur son torse, elle le poussa dans un grand fauteuil à haut dossier et sauta sur ses genoux. Entre elle et les accoudoirs, il était piégé. Oh, il aurait pu la soulever dans ses bras et la reposer sur ses pieds facilement. Sauf qu’elle avait cette maudite dague à la ceinture, et il doutait qu’elle acceptât de se laisser brutaliser par lui comme elle semblait trouver normal de le brusquer, elle. Il était à Ebou Dar, après tout, où une femme qui tuait son mari était jugée innocente jusqu’à preuve du contraire. Il aurait pu la soulever facilement, sauf que…
Dans la cité, il avait vu des poissonniers qui vendaient des créatures bizarres appelées poulpes et encornets – et les Ebou-Daris mangeaient ces choses ! – mais ce n’était rien à côté de Tylin. Elle avait dix mains. Il gesticulait, cherchant vainement à se dégager, et elle riait doucement. Entre deux baisers, il protestait que quelqu’un pouvait entrer, et elle se contentait de glousser. Il bredouillait ses respects pour sa couronne, et elle pouffait. Il prétendit être fiancé chez lui à une jeune fille qui possédait son cœur. Et là, elle rigola franchement.
— Ce qu’elle ne sait pas ne peut pas lui faire de mal, murmura-t-elle, ses vingt mains s’activant toujours sans ralentir.
Quelqu’un frappa à la porte.
Se dégageant la bouche de force, il cria :
— Qui est là ?
Oui, c’était bien un cri. Un cri aigu. Il était hors d’haleine après tout.
Tylin se leva et s’éloigna de trois pas si vite qu’il semblait qu’elle n’eût jamais quitté cet endroit. Et elle eut le culot de lui adresser un regard de reproche ! Après quoi, elle lui envoya un baiser !
Qui eut à peine le temps de quitter ses lèvres avant que la porte ne s’ouvre ; Thom passa la tête dans l’entrebâillement.
— Mat ? Je n’étais pas sûr que c’était vous. Oh, Majesté !
Pour un vieux ménestrel décharné et boiteux, ses révérences n’avaient rien à envier aux meilleurs. Juilin ne pouvait rivaliser avec lui en ce domaine, mais il arracha sa ridicule toque rouge et fit ce qu’il put.
— Pardonnez-nous. Nous ne dérangerons…, commença Thom, mais Mat l’interrompit vivement.
— Entrez donc, Thom !
Rajustant sa veste de son mieux, il voulut se lever, mais il réalisa alors que cette maudite femme avait dénoué le cordon de ses chausses sans qu’il s’en rende compte. Les deux visiteurs ne remarqueraient peut-être pas que sa chemise était ouverte jusqu’au nombril, mais si ses chausses lui tombaient sur les talons, ils ne pourraient manquer de le voir. La robe bleue de Tylin n’était même pas chiffonnée !
— Entrez aussi, Juilin !
— Je suis heureuse que vous trouviez ces appartements acceptables, Maître Cauthon, dit Tylin, image de la dignité incarnée.
Sauf les yeux, quand elle se plaça de façon à ce que Thom et Juilin ne les voient pas. Ses yeux donnaient un sens lascif aux mots les plus innocents.
— J’envisage votre compagnie avec grand plaisir ; ce sera pour moi intéressant d’avoir un ta’veren à portée de la main quand je voudrai. Mais je dois maintenant vous laisser à vos amis. Non, ne vous levez pas, je vous en prie.
Cela avec à peine l’amorce d’un sourire moqueur.
— Eh bien, mon garçon, dit Thom, quand elle fut sortie, vous en avez de la chance d’être accueilli à bras ouverts par la reine en personne.
Juilin s’intéressa soudain à sa toque.
Mat les lorgna avec méfiance, les défiant mentalement de dire un mot de plus – juste un seul mot ! –, mais une fois qu’il eut demandé des nouvelles d’Elayne et de Nynaeve, il cessa de s’inquiéter de leurs soupçons. Les femmes n’étaient pas rentrées. Il faillit sauter au plafond, chausses ou pas. Elles essayaient déjà de ne pas tenir leurs promesses ; il dut expliquer ce qu’il voulait dire entre deux protestations d’incrédulité, entre l’expression de ce qu’il pensait de cette maudite Nynaeve al’Meara et de cette maudite Fille-Héritière. Il y avait peu de chances qu’elles soient allées au Rahad sans lui, mais il les croyait très capables de tenter d’espionner Carridin. Elayne exigerait des aveux, attendrait qu’il craque ; Nynaeve les lui arracherait par la force.
— Elles ne sont pas allées surveiller Carridin, je ne crois pas, dit Juilin en se grattant l’oreille. C’est Birgitte et Aviendha qui l’ont à l’œil, à ce que je sais. On ne les a pas vues partir. Mais ne vous en faites pas ; Carridin ne les reconnaîtrait pas même s’il les croisait dans la rue.
Thom se servit du punch qui attendait Mat dans ses appartements, et reprit les explications.
Mat se voila les yeux de la main. Elles s’étaient déguisées à l’aide du Pouvoir ; pas étonnant qu’elles puissent toujours s’éclipser sans être vues, se faufilant dehors comme des serpents. Ces femmes allaient causer des problèmes, c’était la grande spécialité des femmes. Il ne fut guère surpris d’apprendre que Thom et Juilin en savaient encore moins que lui sur cette fameuse Coupe des Vents.
Quand ils sortirent pour se préparer à leur excursion dans le Rahad, il eut le temps de rajuster sa tenue avant le retour d’Elayne et de Nynaeve. Il prit sur lui d’aller voir Olver, à l’étage au-dessous. L’enfant s’était un peu remplumé, grâce à Enid et aux cuisinières de La Femme Errante qui le bourraient de nourriture, mais il serait toujours petit, même pour un Cairhienin, et même si ses oreilles se réduisaient à la moitié de leur taille et sa bouche devenait deux fois plus petite, il garderait toujours son nez proéminent, et serait loin d’être beau. À son entrée, Olver était assis en tailleur sur son lit, et trois servantes s’affairaient autour de lui.
— Mat, Haesel n’a-t-elle pas les plus beaux yeux du monde ? demanda Olver, avec un sourire radieux à la jeune fille aux grandes prunelles que Mat avait vue lors de sa dernière visite au palais.
Elle lui rendit son sourire et lui ébouriffa tendrement les cheveux.
— Mais Alis et Loya sont tellement mignonnes ! Je ne pourrai jamais choisir.
Une servante potelée, frisant l’âge mûr, occupée à vider les fontes d’Olver, leva les yeux, et lui adressa un grand sourire, tandis qu’une jeune fille svelte aux lèvres pulpeuses, qui finissait de disposer des serviettes sur la table de toilette, se jeta sur le lit et chatouilla Olver qui se tordit de rire.
Mat émit un grognement. L’influence d’Harlan et de sa bande était déjà mauvaise, et maintenant, voilà que ces femmes le gâtaient outrageusement ! Comment apprendrait-il jamais à se tenir dans le monde avec une telle éducation ? Olver aurait dû jouer dans la rue comme tous les enfants de dix ans ! Lui, Mat, il n’avait pas de servantes pour le chouchouter dans ses appartements. Tylin y avait veillé, il en était sûr.
Après sa visite à Olver, il eut le temps d’aller voir Harlan et le reste des Bras Rouges, installés dans une longue salle proche des écuries où des lits s’alignaient tout le long des murs, puis de descendre à la cuisine manger un peu de pain et de bœuf – il n’avait pas eu le courage de retourner à La Femme Errante affronter le porridge une fois de plus. Elayne et Nynaeve n’étaient toujours pas rentrées. Finalement, il jeta un coup d’œil sur les livres de son salon et se mit à lire Les Voyages de Jain Globe-Trotter, mais il n’en comprit pas un mot tant il était inquiet. Thom et Juilin rentrèrent juste comme les femmes faisaient irruption chez lui, s’extasiant sur sa présence, comme si elles pensaient qu’il ne tiendrait pas sa parole, lui.