Il referma son livre lentement, le posa doucement sur la table près de son fauteuil.
— Où étiez-vous ?
— Nous sommes allées nous promener, dit Elayne avec entrain, ses yeux bleus plus grands que dans son souvenir.
Thom fronça les sourcils, et sortit un couteau de sa manche, le tournant entre ses doigts, détournant ostensiblement les yeux d’Elayne.
— Nous avons pris le thé avec des amies de ton aubergiste, précisa Nynaeve. Mais je ne vais pas t’ennuyer avec des histoires de travaux d’aiguille.
Juilin se mit à secouer la tête, mais s’arrêta avant qu’elle ne le remarque.
— Je t’en remercie, fit Mat, ironique.
Il supposait qu’elle savait distinguer un bout d’une aiguille de l’autre, mais il soupçonnait qu’elle aimerait mieux lui en planter une dans la langue que parler de travaux d’aiguille. Ni l’une ni l’autre ne s’épuisa en civilités, ce qui confirma ses pires soupçons.
— J’ai ordonné à deux de mes hommes d’accompagner chacune de vous cet après-midi, et il y en aura deux autres demain et tous les autres jours. Si vous n’êtes pas à l’intérieur du palais ou sous mon nez, vous aurez des gardes du corps. Tous connaissent déjà leur affectation. Ils resteront avec vous tout le temps – tout le temps – et vous me ferez savoir où vous allez. Plus question que je m’inquiète à en perdre mes cheveux !
Il pensait qu’elles allaient s’indigner et argumenter, qu’elles allaient tenter de se défiler de ce qu’elles avaient promis ou non. Il pensait qu’exiger tout le pain lui permettrait au moins d’en obtenir une tranche à la fin ; une entame, s’il avait de la chance. Nynaeve regarda Elayne ; Elayne regarda Nynaeve.
— Des gardes du corps ? Mais c’est une idée merveilleuse, Mat, s’exclama Elayne, son sourire creusant ses joues de jolies fossettes. Je suppose que vous aviez raison sur toute la ligne. C’est très bien d’avoir déjà pensé à donner leur affectation à vos hommes.
— C’est une idée merveilleuse, répéta Nynaeve, hochant la tête avec enthousiasme. Très intelligent de ta part, Mat.
Thom lâcha son couteau en étouffant un juron, et s’assit, les yeux rivés sur les femmes et suçant un doigt qu’il s’était entaillé.
Mat soupira. Des problèmes, il le savait. Et c’était avant qu’elles lui disent d’oublier le Rahad pour le moment.
Et c’est ainsi qu’il se retrouva devant une taverne miteuse du nom de La Rose d’Elbar, en train de boire dans un gobelet cabossé attaché au banc par une chaîne. Au moins, on lavait le gobelet à chaque nouveau client. La puanteur de la teinturerie voisine ne faisait que relever la classe de La Rose. Non que ce fût un quartier pauvre à proprement parler, même si les rues étaient trop étroites pour les calèches. Il y avait dans la foule pas mal de chaises à porteurs laquées. Si beaucoup plus de passants étaient en drap de laine – avec, par-ci, par-là, un gilet de guilde – qu’en soie, les habits de drap étaient bien coupés plutôt que râpés. Les maisons et boutiques étaient crépies de blanc comme d’habitude, et si la plupart étaient petites et même délabrées, il y avait quand même une grande maison de riche marchand au coin de la rue sur sa droite, et un minuscule palais sur sa gauche – encore plus petit que la maison du marchand – avec un unique dôme décoré d’une bande verte, et pas de flèche. Devant lui, deux tavernes et une auberge semblaient fraîches et accueillantes, mais malheureusement, La Rose était la seule où l’on pouvait s’asseoir en terrasse, la seule placée exactement au bon endroit. Malheureusement.
— Je doute d’avoir jamais vu d’aussi belles mouches, maugréa Nalesean, chassant de la main plusieurs spécimens bourdonnant au-dessus de son gobelet. Répétez-moi ce qu’on fait là.
— Vous, vous sirotez un vin dégueulasse en suant comme une vache, marmonna Mat, tirant son chapeau sur ses yeux pour se protéger du soleil. Moi, je fais le ta’veren.
Il posa un regard furibond sur la maison délabrée qu’on lui avait dit de surveiller, entre la teinturerie et la bruyante fabrique de tissage. Pas demandé – dit – autrement dit, ordonné, quelque mal qu’elles aient pris pour formuler leur pensée, toujours cherchant à se défiler de leurs engagements. Oh, elles avaient feint de le lui demander poliment, presque de le supplier à la fin – ce qu’il croirait quand les chiens danseraient –, mais il avait bien compris qu’on lui forçait la main. « Faites juste le ta’veren, Mat. Je sais que vous savez exactement comment faire », mima-t-il. Peut-être qu’elle savait, Elayne, cette foutue Fille-Héritière et ses foutues fossettes, ou Nynaeve avec sa foutue main tripotant sa foutue tresse, mais il voulait bien être réduit en cendres s’il savait, lui.
— Si cette cochonnerie de Coupe est dans le Rahad, comment est-ce que je vais la trouver de ce côté de cette saloperie de rivière ?
— Je ne me rappelle pas qu’elles l’aient dit, répliqua Juilin, ironique, puis il but une longue rasade d’une boisson à base d’un fruit cultivé dans la campagne voisine. Vous avez posé la question cinquante fois, au moins.
Il prétendait que cette boisson était rafraîchissante par cette chaleur, mais Mat avait une fois mordu dans un de ces citrons, et il n’était pas près d’avaler quelque chose qui en contenait. La tête encore sensible des excès de la veille, il buvait du thé. À son goût, on aurait dit que le tavernier, un petit maigrichon aux yeux soupçonneux en boutons de bottine, avait rajouté tous les jours des feuilles et de l’eau dans ce qui restait de la veille depuis la fondation de la cité. Ce goût s’accordait à son humeur.
— Ce que je voudrais bien savoir, souligna Thom, joignant le bout de ses doigts, a est pourquoi elles ont posé tant de questions sur l’aubergiste.
Que les femmes gardent encore des secrets, ça ne le dérangeait pas spécialement ; parfois, il était vraiment bizarre.
— Qu’est-ce que cette Setalle Anan et ses amies ont à voir avec la Coupe ?
Des femmes entraient et sortaient de la maison délabrée. Un flot continu de femmes, certaines bien vêtues, quoique pas une de soie, et pas un seul homme. Trois ou quatre portaient la ceinture rouge des Sages-Femmes. Mat eut envie d’en suivre certaines à leur départ, mais c’était trop risqué. Il ne savait pas exactement comment fonctionnait le ta’veren – il n’en avait jamais relevé le moindre signe chez lui-même – mais sa chance était toujours maximale quand tout était laissé au hasard. Comme aux dés. La plupart des petits puzzles des tavernes lui échappaient, même s’il se sentait en veine.
Il ignora la question de Thom, qui l’avait posée au moins autant de fois que lui-même avait demandé comment il trouverait la Coupe dans cette maison. Nynaeve lui avait déclaré en face qu’elle n’avait pas promis de lui dire tout ce qu’elle savait ; qu’elle avait seulement promis de lui révéler ce qu’il avait besoin de savoir ; elle avait dit… La voir friser l’étouffement parce qu’elle ne pouvait pas l’injurier, ce n’était pas une vengeance suffisante.
— Je devrais faire un tour dans la ruelle, je suppose, soupira Nalesean. Au cas où une de ces femmes déciderait de sortir en passant par-dessus le mur du jardin.