Soudain, il se frappa le front et éclata de rire.
— Vous pensiez que j’allais être furieux, moi. Pardonnez-moi, j’ai oublié que vous êtes étranger. Mat, c’est ma mère, pas ma femme. Père est mort depuis dix ans, et elle a toujours affirmé qu’elle était trop occupée. Je suis content qu’elle ait choisi quelqu’un qui me plaît. Où allez-vous ?
Il n’avait pas réalisé qu’il s’était levé avant que Beslan ne lui pose la question.
— J’ai juste… besoin de m’éclaircir les idées.
— Mais vous buvez du thé, Mat.
Contournant une chaise à porteurs verte, il vit à moitié la porte de la maison s’ouvrir, et se glisser dehors une femme en cape bleue emplumée. Sans réfléchir – la tête lui tournait trop pour penser rationnellement – il se mit à la suivre. Beslan savait ! Il approuvait ! Sa propre mère, et il…
— Mat ? lui cria Nalesean, où allez-vous ?
— Si je ne suis pas revenu demain, répondit distraitement Mat par-dessus son épaule, dites-leur qu’elles devront la trouver toutes seules !
Il continua à suivre la femme en état second sans entendre les cris de Nalesean et de Beslan. Le prince savait ! Il se rappela avoir pensé un jour que Beslan et sa mère étaient fous. C’était pire ! Tout Ebou Dar était fou ! Il avait à peine conscience des dés tournoyant dans son crâne.
D’une fenêtre de la salle de conférences, Reanne regarda Solain disparaître dans la rue descendant vers la rivière. Un individu en cape couleur bronze la suivit, mais s’il cherchait fortune, il ne tarderait pas à découvrir que Solain n’avait pas de temps à perdre avec les hommes et n’était pas patiente avec eux.
Reanne ne savait pas pourquoi l’urgence s’était fait si fortement sentir ce jour-là. Depuis des jours, elle se manifestait dès le matin et disparaissait avec le soleil, et depuis des jours, elle l’avait combattue – d’après les règles strictes qu’elles n’osaient pas tout à fait appeler des lois, pendant six jours quand même… – mais aujourd’hui… Elle avait donné l’ordre avant d’y réfléchir et été incapable de le rapporter à temps. Tant mieux. Nulle part dans la cité personne n’avait relevé aucun signe de la présence des deux jeunes écervelées qui se faisaient appeler Elayne et Nynaeve ; inutile de prendre des risques dangereux.
En soupirant, elle se retourna vers les autres qui attendaient qu’elle s’asseye pour s’installer à leur tour. Tout irait bien, comme toujours. Les secrets seraient gardés, comme ils l’avaient toujours été. Mais quand même… Elle n’avait pas le don de Prophétie ou rien de semblable, mais ce sentiment d’urgence lui annonçait peut-être quelque chose. Douze femmes la regardaient, en attente.
— Je crois que nous devrions envisager d’envoyer à la ferme pendant un certain temps toutes celles qui ne portent pas la ceinture.
Il n’y eut pas de discussion ; c’étaient les Anciennes, mais Reanne était la plus Ancienne de toutes. En cela, au moins, il n’y avait aucun mal à se comporter en Aes Sedai.
30
La première coupe
— Je ne comprends pas ça, protesta Elayne.
On ne l’avait pas invitée à s’asseoir ; en fait, quand elle avait fait mine de prendre place, on lui avait dit sèchement de rester debout. Cinq paires d’yeux étaient braquées sur elle, cinq femmes au visage sinistre et figé.
— Vous vous comportez comme si nous avions commis quelque chose de terrible, alors que nous n’avons fait que trouver la Coupe des Vents !
Au moins, elles étaient sur le point de la trouver, espérait-elle ; le message que Nalesean avait apporté en courant n’était pas très clair. Mat était parti en criant qu’il l’avait trouvée. Ou quelque chose du même genre, concéda Nalesean. Plus il parlait, plus il rebondissait de la certitude au doute. Birgitte était restée pour observer la maison de Reanne ; elle semblait accablée de chaleur et elle s’ennuyait. En tout cas, les choses bougeaient. Elayne se demanda si Nynaeve avançait. Mieux qu’elle, espérait-elle. En tout cas, elle ne s’attendait pas à ça en annonçant leur réussite.
— Vous avez compromis un secret étroitement gardé par toutes les femmes ayant porté le châle depuis deux mille ans.
Très raide sur son siège, Merilille, toute sérénité envolée, pinçait les lèvres, au bord de l’apoplexie.
— Vous devez avoir été folles ! Seule la folie pourrait excuser cela !
— Quel secret ? demanda Elayne.
Vandene, flanquant Merilille avec sa sœur, ajusta avec irritation ses jupes de soie vert clair.
— Il sera temps d’en parler quand vous aurez été officiellement élevée au châle, mon enfant. Je croyais que vous aviez du jugement.
Adeleas, en drap de laine gris bordé de marron foncé, hocha la tête, en écho à la désapprobation de Vandene.
— On ne peut pas reprocher à cette enfant d’avoir révélé un secret qu’elle ignorait, intervint Careane Fransi à la gauche d’Elayne, déplaçant sa masse dans son fauteuil vert et or.
Elle n’était pas énorme, mais presque, avec des épaules aussi larges et des bras aussi gros que la plupart des hommes.
— La loi de la Tour ne prévoit pas d’excuses, intervint vivement Sareitha d’un ton assez pompeux, ses yeux bruns, généralement inquisiteurs, maintenant sévères. Une fois qu’on a accepté des excuses, inévitablement on en acceptera pour des cas de moins en moins importants, jusqu’à ce que la loi même n’existe plus.
Son fauteuil à haut dossier était sur la droite. Elle seule portait le châle, mais le salon de Merilille était disposé comme un tribunal, bien que personne n’ait prononcé le mot. Personne jusque-là. Merilille, Adeleas et Vandene faisaient face à Elayne, comme des juges. Le fauteuil de Sareitha était placé où l’aurait été le Siège de la Réprimande, et celui de Careane le Siège du Pardon, mais la Domanie verte qui aurait dû assurer sa défense hocha pensivement la tête, tandis que la Tairene verte, qui faisait office de procureur, poursuivait :
— Elle a elle-même reconnu sa culpabilité. Je recommande que cette enfant soit assignée à résidence au palais jusqu’à notre départ, avec des tâches ardues pour lui occuper l’esprit et les mains. Je recommande également une bonne dose de Sabot de Vénus à intervalles réguliers, pour lui rappeler de ne rien faire dans le dos des sœurs. Et la même chose pour Nynaeve, dès qu’on l’aura retrouvée.
Elayne déglutit. Assignée à résidence ? Peut-être que cette assemblée n’avait pas besoin de porter le nom de tribunal pour en être un. Sareitha n’avait peut-être pas encore acquis le visage sans âge des Aes Sedai, mais le poids des ans de toutes les autres pesait lourdement sur Elayne. Vandene et Adeleas, avec leurs cheveux pratiquement tout blancs, affirmaient leur âge. Ceux de Merilille étaient encore noirs et brillants, mais Elayne n’aurait pas été surprise d’apprendre qu’elle portait le châle depuis aussi longtemps, ou plus, que vivaient les femmes du commun. C’était sans doute aussi le cas de Careane, d’ailleurs. Aucune d’elles n’approchait de sa propre puissance dans le Pouvoir, mais… Elles avaient toute cette expérience d’Aes Sedai, tout ce savoir. Toute cette autorité. Cruel rappel du fait qu’elle n’avait que dix-huit ans, et qu’elle portait encore le blanc des novices un an plus tôt.
Careane ne fit rien pour réfuter les propositions de Sareitha. Elle avait peut-être meilleur compte à se défendre elle-même.
— À l’évidence, le secret dont vous parlez a quelque chose à voir avec le Cercle, mais…
— La Famille ne vous regarde pas, mon enfant, intervint sèchement Merilille.
Prenant une profonde inspiration, elle lissa ses jupes de soie gris argenté à taillades or.