Soudain, elle fut frappée par ce qu’elle venait de faire. Elle avait toujours évolué dans l’ombre, était toujours restée cachée, toujours… Toute femme de la ville sachant canaliser saurait, bien qu’en ignorant la raison, que quelqu’un avait puissamment sollicité la saidar, et tout œil ouvert aurait vu cette barre de feu blanc liquide brûler l’après-midi. La peur lui donna des ailes. Pas la peur. La terreur.
Retroussant ses jupes, elle dégringola l’escalier, traversa la salle en courant, se cognant dans les tables et bousculant les clients qui cherchaient à s’écarter, surgit dans la rue, trop terrorisée pour réfléchir, tapant dans la foule pour s’ouvrir un chemin.
— Courez ! glapit-elle, se jetant dans la chaise à porteurs.
Sa jupe s’accrocha dans la porte ; elle la dégagea d’un coup sec, qui la déchira.
— Courez !
Les porteurs s’élancèrent, la ballottant comme un paquet, mais peu lui importait. Elle se retint aux écrans ajourés des fenêtres, crispant les doigts à travers les motifs sculptés, agitée de tremblements incontrôlables. Il n’avait pas interdit cela. Il pardonnerait peut-être, ou ignorerait son initiative, si elle exécutait ses instructions rapidement, efficacement. C’était son seul espoir. Elle allait faire ramper Falion et Ispan.
31
Mashiara
Dès que le bateau s’éloigna du quai, Nynaeve jeta son masque à côté d’elle sur la banquette capitonnée, et se renversa contre le dossier, bras croisés sur les épaules, serrant fermement sa tresse, le visage renfrogné. Renfrogné à propos de rien. Renfrogné à propos de tout. L’Écoute du Vent lui annonçait toujours qu’une violente tempête approchait, du genre à emporter les toits et raser les granges, et elle souhaitait presque que les eaux de la rivière se soulèvent sur-le-champ en vagues monstrueuses.
— Si ce n’est pas le temps, Nynaeve, mima-t-elle, alors c’est vous qui devriez y aller. La Maîtresse des Vaisseaux pourrait se sentir insultée que nous n’envoyions pas la plus puissante d’entre nous. Elles savent que les Aes Sedai y attachent une grande importance. Bah !
Ça, c’était Elayne. Mis à part le « bah », Elayne pensait que supporter toutes les sottises de Merilille était préférable à un nouvel affrontement avec Nesta. Quand on part du mauvais pied avec quelqu’un, c’est difficile de redresser la situation – Mat Cauthon en était la meilleure preuve ! – et si les rapports s’étaient encore un peu plus détériorés avec Nesta din Reas Deux Lunes, celle-ci les aurait toutes assignées aux corvées domestiques.
— Horrible mégère ! maugréa-t-elle, s’agitant sur ses coussins.
Aviendha n’avait pas mieux valu quand Nynaeve avait suggéré qu’elle se rende auprès du Peuple de la Mer, qu’elle avait fasciné. Elle prit une voix aiguë et grincheuse, pas du tout comme celle d’Aviendha, mais l’état d’esprit y était.
— Nous serons au courant de ce problème quand le moment viendra, Nynaeve al’Meara. Peut-être apprendrai-je quelque chose aujourd’hui en surveillant Jaichim Carridin.
N’était le fait que pratiquement rien n’effrayait l’Aielle, elle aurait pensé qu’Aviendha avait peur, à voir son empressement à espionner Carridin. Une journée passée sous un soleil de plomb, bousculée par la foule, n’avait rien d’amusant, et aujourd’hui serait pire, avec la fête. Nynaeve aurait cru qu’une agréable promenade rafraîchissante en bateau lui plairait.
Le bateau fit une embardée. Une agréable promenade rafraîchissante en bateau, se dit-elle. Les agréables brises fraîches de la baie, chargées d’une légère humidité. Le bateau tangua.
— Sang et cendres ! gémit-elle.
Atterrée, elle plaqua la main sur sa bouche, et tambourina des talons sur le socle de la banquette, justement indignée. Si elle devait supporter longtemps ce Peuple de la Mer, elle proférerait autant de jurons que Mat. Elle n’avait pas envie de penser à lui. Un jour de plus à obéir à ce… à cet homme, et elle s’arracherait tous les cheveux ! Non qu’il eût demandé rien de déraisonnable jusqu’à présent, mais ça ne durerait sûrement pas, et ses manières… !
— Non ! dit-elle avec fermeté. Je veux calmer mon estomac, pas le bouleverser.
Le bateau avait commencé à se balancer lentement ; elle s’efforça de se concentrer sur sa robe. Elle ne faisait pas de fixation sur les vêtements, comme c’était parfois le cas pour Elayne, mais penser aux soies et aux dentelles était apaisant.
Tout avait été choisi pour impressionner la Maîtresse des Vaisseaux, pour tenter de regagner le terrain perdu, même si ça ne servait pas à grand-chose. Soie verte à crevés jaunes pour la jupe, brodée d’or sur les manches et le corsage, l’ourlet, les manches et l’encolure bordés de dentelle d’or. Peut-être la robe aurait-elle dû être moins décolletée, mais elle n’en avait pas d’autre moins échancrée. Étant donné les coutumes du Peuple de la Mer, elle était plus que pudique. Nesta devrait la prendre comme elle était ; Nynaeve al’Meara ne se changeait pas pour personne.
Les épingles en opale jaune piquées dans sa tresse étaient à elle – cadeau de la Panarch du Tarabon, pas moins – mais le collier d’émeraudes et perles ornant son cou venait de Tylin. Pièce plus somptueuse qu’elle eût jamais rêvé de posséder ; en remerciement d’avoir amené Mat au palais, avait dit Tylin, ce qui n’avait aucun sens, mais peut-être que la Reine pensait avoir besoin d’un prétexte pour faire un si riche présent. Les deux bracelets d’or et d’ivoire venaient d’Aviendha, qui avait un surprenant petit stock de bijouterie pour une femme qui portait rarement autre chose qu’un collier en argent. Nynaeve avait voulu lui emprunter le joli bracelet d’ivoire décoré de roses et d’épines que l’Aielle ne portait jamais ; curieusement, Aviendha l’avait serré sur son cœur, comme si c’était son bien le plus précieux, et, allez savoir pourquoi, Elayne s’était mise à la consoler. Nynaeve n’aurait pas été étonnée qu’elles se mettent à pleurer chacune sur l’épaule de l’autre.
Il se passait quelque chose de bizarre et si elle n’avait pas su que ces deux femmes étaient trop raisonnables pour une telle sottise, elle aurait soupçonné qu’il y avait un homme là-dessous. Enfin, Aviendha était trop sage ; Elayne se languissait toujours après Rand, mais Nynaeve ne pouvait guère le lui reprocher…
Soudain, elle sentit des vagues de la saidar en énormes quantités prêtes à la submerger, et…
… de l’eau salée déferla sur sa tête, et elle se débattit, cherchant à remonter pour trouver de l’air, empêtrée dans ses jupes, battant l’eau des bras et des jambes. Sa tête rompit la surface, et elle aspira une grande goulée d’air, éberluée, au milieu des coussins. Au bout d’un moment, elle reconnut la forme inclinée au-dessus d’elle comme étant l’une des banquettes de la cabine et une partie de la paroi. Elle était à l’intérieur d’une poche d’air. Pas grande ; elle aurait pu en toucher les deux côtés en ouvrant grands les bras. Mais comment… ? Un bruit sourd annonça qu’elle avait touché le fond de la rivière ; la cabine à l’envers tangua, s’inclina. Elle eut l’impression que la poche d’air rétrécissait.
La première chose à faire, avant de se poser des questions, c’était de sortir de là avant d’avoir épuisé tout son air. Elle savait nager – elle avait assez souvent pataugé dans les étangs du Bois Humide, à la maison – mais juste à ce moment, l’eau se mit à la chahuter. Emplissant ses poumons, elle se plia en deux et piqua vers le fond et l’endroit où devait être la porte, les pieds empêtrés dans ses jupes. Elle aurait meilleur compte à se dépouiller de sa robe, mais elle ne voulait pas remonter à la surface, uniquement vêtue de sa chemise, de ses bas, et de ses bijoux. Les bijoux, elle ne voulait pas les abandonner non plus. De plus, elle ne pouvait pas se débarrasser de sa robe sans renoncer à son aumônière, et elle se noierait plutôt que de perdre ce qu’elle contenait.