— Elle croit que Galina est morte ou prisonnière. Je crains que les nouvelles ne soient… pas bonnes.
Elaida oublia sur-le-champ ce qu’Alviarin devait savoir ou non.
— Dites-moi tout.
Mais, rejetant son drap de soie et endossant une robe de chambre en soie par-dessus sa chemise de nuit, elle ne saisit que des bribes du récit. Une bataille. Des hordes d’Aielles qui canalisaient. Al’Thor disparu. Désastre. Distraitement, elle remarqua qu’Alviarin portait une magnifique robe blanche brodée d’argent, avec l’étole de la Gardienne autour du cou. Elle avait pris le temps de s’habiller avant de lui communiquer des nouvelles de cette importance !
La grande pendule de son bureau carillonna la Deuxième Heure quand elle entra dans la pièce. Les petites heures du matin, le pire moment pour apprendre de mauvaises nouvelles. Covarla se leva vivement de son fauteuil garni de coussins rouges, son visage implacable avachi par la fatigue et l’inquiétude, et elle s’agenouilla pour baiser l’anneau d’Elaida. Sa robe de cheval noire était encore poussiéreuse du voyage, et ses cheveux clairs avaient besoin d’un coup de brosse, mais elle avait sur les épaules le châle qu’elle portait depuis aussi longtemps qu’Elaida était vivante.
Elaida attendit à peine que ses lèvres aient effleuré le Grand Serpent avant de retirer sa main.
— Pourquoi êtes-vous là ? demanda-t-elle sèchement.
Attrapant son tricot sur le fauteuil où elle l’avait laissé, elle s’assit et se mit à manier les longues aiguilles d’ivoire. Tricoter avait la même finalité que caresser ses miniatures en ivoire, et elle avait assurément besoin de se calmer en cet instant. Tricoter l’aidait aussi à réfléchir. Elle avait à réfléchir.
— Où est Katerine ?
Si Galina était morte, Katerine aurait dû prendre le commandement avant Coiren ; Elaida avait déclaré clairement que, quand al’Thor serait pris, l’Ajah Rouge commanderait.
Covarla se releva lentement, comme incertaine de la conduite à suivre. Ses mains se crispèrent sur le châle à franges rouges retombant sur ses bras.
— Katerine fait partie des disparues, Mère. Je suis la plus élevée de celles qui…
Sa voix mourut sous le regard fixe d’Elaida, dont les doigts se figèrent sur les aiguilles. Covarla déglutit et se dandina d’un pied sur l’autre.
— Combien, ma fille ? demanda finalement Elaida.
Sa voix était si calme qu’elle n’en crut pas ses oreilles.
— Je ne sais pas combien ont pu s’échapper, Mère, dit Covarla avec hésitation. Nous n’avons pas osé attendre pour faire des recherches approfondies, et…
— Combien ? hurla Elaida.
Frissonnante, elle se força à se concentrer sur son tricot ; elle n’aurait pas dû hurler ; céder à la colère était une faiblesse. Passer la laine, tirer l’aiguille. Mouvements apaisants.
— Je… J’ai amené onze autres sœurs avec moi, Mère. Covarla se tut, la respiration oppressée, puis, comme Elaida ne disait rien, reprit précipitamment :
— D’autres sont peut-être en route pour revenir ici, Mère. Gawyn a refusé de s’attarder plus longtemps, et nous n’avons pas osé rester sans lui et ses Jeunes, pas avec tant d’Aiels autour de nous et…
Elaida n’entendit pas. Douze étaient revenues. Si d’autres s’étaient échappées, elles seraient rentrées à marche forcée à Tar Valon, sûrement arrivées en même temps que Corvala. Même si une ou deux étaient blessées et se déplaçaient lentement… Douze. La Tour n’avait plus subi un désastre de cette ampleur depuis les Guerres trolloques.
— Il faut donner une bonne leçon à ces Irrégulières aielles, dit-elle, sans se soucier de Covarla qui pérorait toujours.
Galina avait cru qu’elle pouvait se servir des Aiels pour détourner les Aiels ; quelle imbécile !
— Nous irons au secours des sœurs qu’ils retiennent prisonnières, et ils apprendront ce qu’il en coûte de défier des Aes Sedai ! Et nous reprendrons al’Thor.
Elle ne le laisserait pas s’en tirer comme ça, même si elle devait personnellement marcher à la tête de la Tour Blanche tout entière pour le recapturer ! La Prédiction avait été formelle. Elle triompherait !
Jetant un coup d’œil inquiet sur Alviarin, Covarla repassa d’un pied sur l’autre.
— Mère, ces hommes, je pense…
— Ne pensez pas ! trancha Elaida.
Elle étreignit convulsivement ses aiguilles à tricoter, et se pencha, si furieuse que Covarla leva une main comme pour repousser une attaque. Elaida avait oublié la présence d’Alviarin. Bon, elle partageait ce qu’elle savait maintenant ! Elle réglerait ce problème plus tard.
— Vous n’avez parlé de cela à personne, Covarla ? À part à la Gardienne ?
— Non, Mère, dit vivement Covarla, hochant la tête avec satisfaction, contente d’avoir fait quelque chose correctement. Je suis entrée seule dans la cité, cachant mon visage jusqu’à ce que je trouve Alviarin. Gawyn voulait m’accompagner, mais les gardes du pont ont refusé de laisser passer aucun membre des Jeunes.
— Oubliez Gawyn Trakand, ordonna Elaida d’un ton acide.
Ce jeune homme vivait pour contrarier ses plans, semblait-il. S’il se trouvait que Galina était encore vivante, elle paierait pour avoir échoué en cela, en plus d’avoir laissé al’Thor s’échapper.
— Vous quitterez la cité aussi discrètement que vous y êtes entrée, ma fille, et vous resterez cachée avec les autres dans un des villages au-delà des villes à ponts jusqu’à ce que je vous envoie chercher. Dorlan sera parfait.
Elles auraient à coucher dans des granges, dans ce minuscule hameau qui ne possédait pas d’auberge ; le moins qu’elles méritaient pour cet échec.
— Allez, maintenant. Et priez qu’une de vos supérieures arrive bientôt. L’Assemblée exigera des réparations pour cette catastrophe sans précédent, et pour le moment, il semble que vous soyez la plus haut placée parmi les responsables. Allez !
Covarla pâlit, et chancela tellement en faisant sa révérence d’adieu qu’Elaida crut bien qu’elle allait tomber. Empotée ! Elle était entourée d’imbéciles, de traîtres et d’empotés !
Dès qu’Elaida entendit la porte extérieure se refermer, elle se leva d’un bond, jeta son tricot avec fureur et pivota vers Alviarin.
— Pourquoi n’ai-je pas été informée de cela plus tôt ? Si al’Thor s’est échappé depuis… combien avez-vous dit ? Sept jours ?… S’il s’est échappé depuis sept jours, les yeux-et-oreilles de quelqu’un ont bien dû le voir. Pourquoi ne m’a-t-on pas prévenue ?
— Je ne peux vous transmettre que ce que les Ajahs me transmettent, Mère.
Alviarin ajusta calmement son étole, pas perturbée le moins du monde.
— Vous avez vraiment l’intention de courtiser une troisième débâcle en vous portant au secours des captives ?
Elaida eut un reniflement dédaigneux.
— Vous croyez vraiment que des Irrégulières peuvent résister à des Aes Sedai ? Galina s’est laissé surprendre ; c’est clair. Que voulez-vous dire par troisième débâcle ? ajouta-t-elle en fronçant les sourcils.
— Vous n’avez pas écouté, Mère.
Scandaleusement, Alviarin s’assit sans y être invitée, croisant les jambes et arrangeant ses jupes avec sérénité.
— Covarla pensait qu’elles auraient pu tenir contre les Irrégulières – quoiqu’à mon avis, elle était loin d’en être aussi sûre qu’elle le prétendait – mais les hommes, c’était une autre affaire. Plusieurs centaines en tuniques noires, tous canalisant. De cela, elle était certaine, et apparemment, les autres aussi. Des armes vivantes, les qualifiait-elle. Je crois qu’elle a failli se souiller rien qu’à leur souvenir.
Elaida en resta frappée de stupeur. Plusieurs centaines ? – Impossible. Ils ne peuvent pas être plus de…
Elle s’approcha d’une table tout or et ivoire, et se servit un gobelet de punch au vin. Le bec du pichet cogna contre la tasse de cristal, il s’en renversa presque autant sur le plateau.