— Puisque al’Thor peut Voyager, dit soudain Alviarin, il semble logique qu’au moins une partie de ces hommes le puissent aussi. Covarla est à peu près sûre que c’est ainsi qu’ils sont arrivés. Je suppose qu’il est plutôt blessé de la façon dont il a été traité. Covarla semblait assez gênée à ce sujet ; et a insinué qu’un certain nombre de sœurs également. Il doit penser qu’il vous doit un chien de sa chienne. Cela n’aurait rien d’agréable de voir ces hommes surgir de nulle part au beau milieu de la Tour, n’est-ce pas ?
Elaida se jeta pratiquement le punch au fond de la gorge. Galina avait eu instruction d’assouplir Rand al’Thor. S’il venait pour se venger… S’il y avait vraiment des centaines d’hommes qui canalisaient, ou même seulement cent… Elle devait réfléchir !
— Bien sûr, s’ils devaient venir, je pense que ce serait fait à l’heure qu’il est. Ils n’auraient pas voulu perdre l’effet de surprise. Peut-être que même al’Thor n’a pas envie d’affronter la Tour tout entière. Je suppose qu’ils sont tous rentrés à Caemlyn, dans leur Tour Noire. Ce qui signifie, j’en ai peur, qu’un choc très désagréable attend Toveine.
— Envoyez-lui l’ordre de rentrer immédiatement, dit Elaida d’une voix rauque.
Le punch ne semblait pas la calmer. Elle se retourna, et sursauta en trouvant Alviarin juste devant elle. Peut-être n’étaient-ils même pas une centaine – même pas une centaine ? Hier soir, dix aurait paru insensé – mais elle ne pouvait pas prendre de risque.
— Écrivez l’ordre de votre main, Alviarin. Maintenant. Sur-le-champ.
— Et comment le lui ferai-je parvenir ?
Alviarin pencha la tête, curieuse d’en connaître la manière. Pour une raison inconnue, elle arborait un imperceptible sourire.
— Aucune de nous ne sait Voyager. Les bateaux débarqueront Toveine et sa suite en Andor n’importe quand maintenant, si ce n’est pas déjà fait. Vous lui avez dit de répartir ses forces par petits groupes et d’éviter les villages pour ne pas attirer l’attention. Non, Elaida, je crains que Toveine ne regroupe ses effectifs près de Caemlyn et n’attaque la Tour Noire sans que nous puissions la prévenir.
La mâchoire d’Elaida s’affaissa. Cette femme venait de l’appeler par son nom ! Et avant qu’elle n’ait pu bredouiller d’indignation, il y eut encore pire.
— Je crois que vous êtes en grande difficulté, Elaida.
Un regard glacial plongea dans les yeux d’Elaida, des paroles sans chaleur sortirent en douceur des lèvres souriantes d’Alviarin.
— Tôt ou tard, l’Assemblée apprendra le désastre et la fuite d’al’Thor. Galina aurait satisfait l’Assemblée comme bouc émissaire, mais je doute qu’il en soit de même pour Covarla ; elles voudront faire payer cette défaite à quelqu’un de… plus haut placé. Et tôt ou tard, nous apprendrons toutes le sort de Toveine. Alors, il vous sera difficile d’en porter tout le poids.
Tranquillement, elle ajusta le châle de l’Amyrlin sur les épaules d’Elaida.
— En fait, ce sera impossible si elles l’apprennent bientôt. Vous serez désactivée, pour servir d’exemple, comme vous l’avez fait pour Siuan Sanche. Mais vous aurez peut-être le temps de redresser la situation si vous écoutez votre Gardienne. Vous devez écouter les bons conseils.
La langue d’Elaida était comme pétrifiée. La menace n’aurait pas pu être plus claire.
— Ce que vous avez entendu ce soir est Scellé à la Flamme dit-elle d’une voix étranglée, mais elle savait que ces paroles étaient inutiles avant même qu’elles aient franchi ses lèvres.
— Si vous avez l’intention de rejeter mes conseils…
Alviarin se tut et commença à se retourner pour sortir.
— Attendez !
Elaida baissa la main qu’elle avait tendue sans s’en rendre compte. Dépouillée du châle. Désactivée. Même après ça, elles la feraient hurler.
— Quel…
Elle dut s’interrompre pour déglutir.
— Quel conseil ma Gardienne a-t-elle à m’offrir ?
Il devait y avoir un moyen de redresser la situation.
Poussant un soupir, Alviarin revint près d’elle. Plus près, en fait ; beaucoup trop près que quiconque en avait le droit quand il s’agissait de l’Amyrlin ; leurs jupes se touchaient presque.
— D’abord, je crains que vous ne deviez abandonner Toveine à son sort, pour le moment du moins. Et aussi Galina, de même que toutes celles capturées, que ce soit par les Aiels ou par les Asha’man. Maintenant, toute tentative de sauvetage équivaut à être découverte.
Elaida hocha lentement la tête.
— Oui, je m’en rends compte.
Elle ne parvenait pas à détourner ses yeux horrifiés du regard intraitable de la Gardienne. Il devait y avoir un moyen de sortir de cette situation ! Ces faits étaient impossibles !
— Et je pense qu’il est temps de reconsidérer votre décision concernant la Garde de la Tour. Ne croyez-vous pas que la Garde devrait être augmentée, après tout ?
— Je… Je m’en rends compte clairement à présent.
Par la Lumière, elle devait réfléchir !
— Parfait, murmura Alviarin, et Elaida s’empourpra, en proie à une rage impuissante.
— Demain, vous fouillerez personnellement les chambres de Josaine et d’Adelorna.
— Par la Lumière, pourquoi devrais-je… ?
Alviarin se remit à tripoter son châle, brutalement cette fois, presque comme si elle voulait le lui arracher ou l’étrangler avec.
— Il semble que Josaine ait trouvé un angreal il y a quelques années, et qu’elle ne l’ait jamais remis à qui de droit. Adelorna a fait pire, je le crains. Elle a pris sans permission un angreal dans une réserve. Quand vous les aurez trouvés, vous annoncerez leur punition immédiatement. Quelque chose de sévère. En même temps, vous donnerez Doraise, Kiyoshi et Farellien en exemples de l’observation de la règle.
Vous leur ferez un cadeau à chacune ; un beau cheval devrait suffire.
Elaida se demanda si ses yeux allaient littéralement lui sortir de la tête.
— Pourquoi ?
De temps en temps une sœur conservait un angreal par-devers elle au défi de la règle, mais généralement, on se contentait de leur taper sur les doigts en guise de punition. Toutes les sœurs étaient exposées à cette tentation. Et le reste de ces instructions ! Le résultat était évident. Chacune croirait que Doraise, Kiyoshi et Farellien avaient dénoncé les deux autres. Josaine et Adelorna étaient des Vertes, les autres étaient Brune, Grise et Jaune respectivement. L’Ajah Verte serait furieuse. Elles tenteraient peut-être de se venger des autres, ce qui inciterait ces Ajahs et…
— Pourquoi voulez-vous cela, Alviarin ?
— Tel est mon conseil, Elaida, et cela devrait vous suffire.
La voix à la fois glaciale et moqueuse se fit soudain dure comme l’acier.
— Je veux vous entendre dire que vous ferez ce qu’on vous indiquera. Sinon, je ne vois pas pourquoi je travaillerais pour conserver ce châle sur vos épaules. Dites-le !
— Je…
Elaida tenta de détourner les yeux. Oh, Lumière, elle devait réfléchir !
Elle avait les entrailles nouées.
— Je… ferai… ce… qu’on… me… dira.
Alviarin sourit, de son sourire glacial.
— Vous voyez, ce n’était pas si terrible.
Soudain, elle recula, déployant ses jupes en une révérence modérée.
— Avec votre permission, je vais me retirer, et vous laisser dormir le peu qui reste de la nuit. Vous avez une matinée chargée, avec des ordres à donner au Haut Capitaine Chubain, et des appartements à fouiller. Nous devrons également décider quand mettre la Tour au courant de l’existence des Asha’man.
Le ton disait clairement que c’était elle qui déciderait.