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— J’ai beaucoup pensé à la trahison, Seaine, depuis que ma devancière et sa Gardienne ont pu s’enfuir. Ont été aidées à s’enfuir. Il s’agissait d’une trahison, et je crois qu’elle fut le fait d’une ou plusieurs sœurs.

— Ce serait certainement une possibilité, Mère.

Elaida fronça les sourcils à cette interruption.

— Nous ne pouvons jamais savoir avec certitude qui a l’ombre de la trahison dans son cœur, Seaine. Bref, je soupçonne que quelqu’un s’est arrangé pour annuler l’un de mes ordres. Et j’ai des raisons de croire que quelqu’un a communiqué en privé avec Rand al’Thor. Dans quel but, je ne sais pas, mais il s’agit certainement d’une trahison envers moi et envers la Tour.

Seaine attendit la suite, mais l’Amyrlin se contenta de la regarder, lissant lentement sa jupe à crevés rouges comme si elle ne s’en apercevait pas.

— Quel genre d’enquête au juste souhaitez-vous que j’entreprenne, Mère ? demanda-t-elle prudemment.

Elaida se leva d’un bond.

— Je vous charge de suivre la puanteur de la trahison, où qu’elle conduise et aussi haut qu’elle aille, même jusqu’à la Gardienne. Où qu’elle vous conduise, quoi que vous trouviez, vous n’en ferez part qu’au Siège de l’Amyrlin, Seaine. Personne d’autre ne doit savoir. Me comprenez-vous ?

— Je comprends vos ordres, Mère.

Ce qui était à peu près la seule chose qu’elle comprenait, se dit-elle quand Elaida sortit, aussi brusquement qu’elle était entrée. Seaine s’assit dans le fauteuil libéré par l’Amyrlin, pour méditer, le menton sur ses poings, comme son père le faisait toujours quand il réfléchissait. Éventuellement, la logique finissait toujours par tout expliquer.

Elle n’aurait pas voté contre Siuan Sanche – c’est d’ailleurs elle qui l’avait proposée comme Amyrlin –, mais une fois tout terminé, et toutes les règles respectées, bien que très sommairement, l’aide à son évasion avait certainement été une trahison, de même que l’annulation délibérée d’un ordre de l’Amyrlin. Et peut-être les communications avec al’Thor ; cela dépendait de ce qui était communiqué et dans quelle intention. Révéler qui avait modifié l’ordre de l’Amyrlin serait difficile sans connaître la nature de cet ordre. Si longtemps après elle avait autant de chances de découvrir qui avait aidé Siuan à s’échapper que d’apprendre qui avait écrit à al’Thor. Tellement de pigeons entraient et sortaient tous les jours des pigeonniers de la Tour qu’à certains moments, il semblait pleuvoir des plumes. Si Elaida en savait plus qu’elle ne disait, elle avait tourné autour du pot. Tout cela n’avait pas grand sens. La trahison aurait dû enrager Elaida, mais elle n’était pas en colère ; elle était nerveuse. Et pressée de partir. Énigmatique, comme si elle ne voulait pas dire tout ce qu’elle savait ou soupçonnait. Presque comme si elle avait peur. Quel genre de trahison pouvait énerver ou effrayer Elaida ? Le désastre et la mort pour la Tour tout entière.

Comme les pièces d’un puzzle, tout se mit en place, et les sourcils de Seaine tentèrent de rejoindre son crâne. Ça collait ; tout collait. Elle sentit le sang se retirer de son visage ; ses pieds et ses mains se glacèrent. Scellé à la Flamme. Elle avait dit qu’elle conserverait ces paroles dans son cœur, mais tout avait changé depuis qu’elle les avait prononcées. Elle ne s’abandonnait à la peur que lorsqu’il était logique de le faire, et pour l’heure, elle était terrifiée. Elle ne pouvait pas affronter cette situation toute seule. Mais qui ? En ces circonstances, qui ? Cette réponse lui vint à l’esprit plus facilement. Se ressaisir lui prit un moment, puis elle sortit vivement, de son appartement et du quartier des Blanches, se déplaçant beaucoup plus rapidement que d’habitude.

Des servantes détalaient dans les couloirs, comme toujours, bien qu’elle marchât si vite qu’elle en dépassait la plupart avant qu’elles n’aient eu le temps de la saluer d’une révérence, mais les sœurs semblaient plus rares que ne le justifiait l’heure matinale. Beaucoup plus rares. Mais si la plupart restaient chez elles pour une raison inconnue, les autres compensaient leur absence. Des sœurs se pavanaient dans les couloirs décorés de tapisseries, le visage serein mais les yeux comme sous pression. Ici et là, deux ou trois femmes parlaient ensemble, dardant autour d’elles des regards vigilants pour voir si personne n’écoutait. Toujours deux ou trois de la même Ajah. Même la veille, elle était sûre d’avoir vu des femmes fraterniser entre Ajahs. Les Blanches étaient censément dépourvues de toute émotion, mais elle n’avait jamais vu de raison de s’aveugler elle-même, comme le faisaient certaines. Chargé de suspicion, l’air semblait épais comme de la gelée. Ce n’était pas nouveau, malheureusement – l’Amyrlin avait provoqué la situation par ses mesures implacables, et les rumeurs à propos de Logain n’avaient fait que l’exacerber –, mais ce matin, c’était pire que jamais.

Talene Minly déboucha d’un tournant devant elle, avec, pour une raison inconnue, son châle pas seulement sur ses épaules, mais étalé sur ses deux bras, comme pour en mettre les franges vertes bien en évidence. D’ailleurs, elle réalisa que toutes les Vertes qu’elle avait vues ce matin portaient le châle. Talene, cheveux d’or, belle et statuesque, avait voté la déposition de Siuan, mais elle était arrivée à la Tour quand Seaine était une Acceptée, et cette décision n’avait pas altéré leur longue amitié. Talene avait eu des raisons que Seaine acceptait, même si elle n’était pas d’accord avec elle. Aujourd’hui, son amie s’immobilisa, la regardant avec méfiance. Beaucoup de sœurs semblaient se dévisager ainsi, ces derniers temps. Un autre jour, elle se serait arrêtée, mais pas aujourd’hui avec ce qui menaçait de lui faire éclater la tête comme un melon trop mûr. Talene était une amie, et elle croyait pouvoir être sûre d’elle, mais croire ne suffisait pas en cette occurrence. Plus tard, si possible, elle approcherait Talene. Espérant que ce serait possible, elle la croisa, la saluant simplement de la tête.

Dans le quartier des Rouges, l’atmosphère était encore pire, l’air encore plus épais. Comme dans toutes les Ajahs, il y avait beaucoup plus de chambres que de sœurs – même avant la fuite des rebelles –, mais la Rouge était l’Ajah la plus nombreuse, et les sœurs occupaient totalement les niveaux encore en usage. Les Rouges portaient fréquemment leur châle quand ce n’était pas nécessaire, mais même ici, toutes, jusqu’à la dernière, arboraient leur frange comme une bannière. Les conversations s’arrêtèrent à l’apparition de Seaine, et des regards froids la suivirent dans une bulle de silence polaire. Elle eut l’impression d’être un envahisseur en territoire ennemi en traversant les dalles blanches frappées en rouge de la Flamme de Tar Valon en forme de larme. Mais n’importe quelle partie de la Tour pouvait être territoire ennemi. Les observant sous un autre jour, ces flammes rouges pouvaient ressembler à des Crocs de Dragon. Elle n’avait jamais cru ces histoires irrationnelles sur les Rouges et les faux Dragons, mais… pourquoi aucune ne les niait-elle ?

Elle fut obligée de demander son chemin.

— Je ne la dérangerai pas si elle est occupée, dit-elle. Nous étions amies intimes autrefois, et j’aimerais renouer cette amitié. Maintenant plus que jamais, les Ajahs doivent se tenir les coudes.

Très juste, sauf que les Ajahs semblaient s’écarter plutôt que se rapprocher, mais la Domanie, au visage qu’on aurait pu croire coulé dans le bronze, l’écouta. Il n’y avait pas beaucoup de Domanies parmi les Rouges, et elles étaient généralement plus venimeuses qu’un serpent coincé dans une palissade.