Le quatrième matin, il s’éveilla groggy d’un rêve de la Tour Blanche, levant une main pour abriter ses yeux larmoyants de ce qu’il croyait être un éclair de feu allumé par la saidar. Des poussières étincelaient dans les rayons entrant par la fenêtre jusqu’à son lit aux quatre colonnes carrées en ébène incrusté d’ivoire. Tous les meubles de la pièce étaient en ébène et ivoire polis, carrés, solides et lourds, pour s’accorder à son humeur. Il resta un moment immobile, mais s’il se rendormait, ce serait pour faire un nouveau rêve.
Êtes-vous là, Lews Therin ? pensa-t-il, sans espoir de réponse, puis il se leva avec lassitude, rajustant sa tunique fripée. Il n’avait pas changé de vêtements depuis qu’il s’était enfermé.
Quand il tituba dans l’antichambre, il crut d’abord qu’il rêvait encore, du rêve qui le réveillait toujours, plein de honte, de remords, et de dégoût, et Min leva les yeux sur lui du grand fauteuil doré où elle était assise, un livre relié de cuir sur les genoux, mais il ne rêvait pas. De petites bouclettes encadraient son visage, l’expression de ses grands yeux noirs si intense qu’il sentit presque son toucher. Ses chausses brochées de soie verte la moulaient comme une seconde peau, et sa cape de soie assortie était ouverte sur un corsage crème qui se levait et s’abaissait au rythme de sa respiration. Il pria de se réveiller, ce n’était pas la peur, la colère ou le remords du suicide de Colavaere, ni la disparition de Lews Therin qui l’avaient poussé à se cloîtrer.
— Il y a un banquet quelconque dans quatre jours, dit-elle avec entrain, à la Demi-Lune. Le Jour du Repentir, qu’ils appellent ça pour une raison à eux, mais on dansera toute la nuit. Des danses calmes, paraît-il, mais c’est mieux que rien.
Plaçant soigneusement un marque-page en cuir dans son livre, elle le posa par terre à côté d’elle.
— J’ai juste le temps de me faire faire une robe, si je mets la couturière au travail aujourd’hui. Enfin, si vous avez l’intention de danser avec moi.
Il détourna d’elle son regard, qui tomba sur un plateau couvert d’un linge près de la porte. La seule idée de nourriture lui donna la nausée. Nandera n’était censée laisser entrer personne, qu’elle soit réduite en cendres ! Et encore moins Min. Il ne l’avait pas mentionnée par son nom, mais il avait dit personne !
— Min, je… je ne sais pas quoi dire. Je…
— Berger, vous avez l’air d’une carcasse que les chiens se sont disputée. Je comprends pourquoi Alanna était hystérique, même si je ne vois pas comment elle a su. Elle m’a pratiquement suppliée de vous parler, après que les Vierges l’eurent renvoyée pour la cinquième fois. Nandera ne m’aurait pas laissée entrer non plus si elle n’avait pas été aux quatre cents coups parce que vous ne mangez pas, et même ainsi, j’ai dû la prier un peu moi-même. Vous m’êtes redevable, campagnard.
Rand se troubla. Des images de lui-même fulgurèrent dans sa tête, déchirant ses vêtements, la forçant comme une bête. Oui, il devait plus qu’il ne pourrait jamais payer. Se passant une main dans les cheveux, il se força à se tourner vers elle. Ayant replié les jambes, elle était assise en tailleur, les poings sur les genoux. Comment pouvait-elle le regarder si calmement ?
— Min, il n’y a pas d’excuse à ce que j’ai fait. S’il y avait une justice, je serais condamné au gibet. Si je pouvais, je me passerais moi-même la corde au cou. Je le jure.
Les paroles avaient un goût amer. Il était le Dragon Réincarné, et elle devrait attendre qu’on lui rende justice jusqu’à la Dernière Bataille. Quel imbécile il était d’avoir souhaité vivre après la Tarmon Gai’don. Il ne le méritait pas.
— De quoi parlez-vous, berger ? dit-elle lentement.
— Je parle de ce que je vous ai fait, grogna-t-il.
Comment avait-il pu faire ça, à quiconque, mais surtout à elle ?
— Min, je sais comme c’est dur pour vous d’être dans la même pièce que moi.
Comment pouvait-il se rappeler la tendresse de son corps, la douceur soyeuse de sa peau ?
Après avoir déchiré ses vêtements.
— Je n’avais jamais pensé que j’étais un animal, un monstre. Mais il l’était. Il se dégoûtait pour ce qu’il avait fait. Et il se dégoûtait encore plus parce qu’il avait envie de le refaire.
— Ma seule excuse, c’est la folie. Cadsuane avait raison. J’ai effectivement entendu des voix. Celle de Lews Therin, je crois. Pouvez-vous… ? Non, je n’ai pas le droit de vous demander de me pardonner. Mais vous devez savoir que je suis désolé, Min.
Désolé ? Et pourtant les mains lui démangeaient de caresser son dos nu, ses lèvres. Il était un monstre.
— Profondément désolé. Vous devez au moins savoir ça.
Elle le regardait fixement, immobile, comme si elle ne l’avait jamais vu. Maintenant, elle pouvait cesser de faire semblant. Maintenant, elle pouvait dire ce qu’elle pensait vraiment de lui, et même si c’était très dur, ce ne serait pas la moitié de ce qu’il méritait.
— Alors, c’est pour ça que vous me tenez à l’écart ? dit-elle enfin. Écoutez-moi bien, espèce de tête de bois débile. J’étais prête à pleurer jusqu’à ce que mort s’ensuive parce que j’avais vu un mort de trop, et vous étiez dans le même état pour la même raison. Ce que nous avons fait, agneau innocent, c’est nous réconforter réciproquement. Parfois, les amis se soutiennent de cette façon. Taisez-vous, nigaud des Deux Rivières.
Il se tut, mais seulement pour déglutir. Il crut que les yeux allaient lui sortir de la tête et tomber sur les dalles du sol. Il bégayait presque en répondant :
— Nous réconforter ? Min, chez nous, si le Cercle des Femmes savait ce que nous avons commis, elles feraient la queue pour nous écorcher vifs, même si nous avions cinquante ans !
— Au moins, c’est « nous » maintenant, au lieu de « je », dit-elle sombrement.
Se levant d’un mouvement fluide, elle avança sur lui, brandissant un index furieux.
— Croyez-vous que je sois une poupée, paysan ? Croyez-vous que je sois trop bête pour vous faire savoir que je ne désire pas vos caresses ? Croyez-vous que je n’eusse pas pu vous le dire sans ambiguïté ?
Sa main libre sortit un couteau de sa tunique, l’agita avec doigté avant de le remettre au fourreau, sans ralentir son discours.
— Je me rappelle avoir déchiré votre chemise parce que vous ne l’ôtiez pas assez vite à mon goût. Voilà comme je refusais vos étreintes ! J’ai fait avec vous ce que je n’avais jamais fait avec un homme – et n’allez pas penser que je n’ai jamais été tentée – et vous ne parlez que de vous ! Comme si je n’existais pas !
Ses mollets heurtèrent une chaise, et il réalisa qu’il avait reculé devant elle. Levant les yeux vers lui en fronçant les sourcils, elle marmonna :
— Je crois que ça ne me plaît pas que vous me regardiez de haut comme ça.
Brusquement, elle lui décocha un grand coup de pied dans les jambes, lui plaqua ses deux mains sur la poitrine et poussa. Il tomba sur la chaise, si durement qu’elle faillit se renverser. Elle secoua la tête, rejetant ses boucles en arrière, et rajusta sa tunique de brocart.
— C’est peut-être ainsi, Min, mais…
— C’est, berger, l’interrompit-elle d’un ton sans réplique. Et si vous n’êtes pas d’accord, vous feriez bien d’appeler les Vierges à la rescousse et de canaliser tout votre saoul, parce que je vais vous rosser jusqu’à ce que vous criiez merci. Et vous avez besoin d’un rasage et d’un bain.
Rand prit une profonde inspiration. Perrin avait un mariage serein, avec une épouse douce et souriante. Pourquoi semblait-il toujours attiré par des femmes qui le claquaient à lui faire tourner la tête comme une toupie ? Si seulement il connaissait le dixième de ce que savait Mat sur les femmes, il aurait su quoi dire, mais les choses étant ce qu’elles étaient, il ne put que balbutier :