— Al’Thor ! Al’Thor ! Al’Thor !
La cour tout entière résonna de ces cris. Les gens s’agglutinaient aux balcons rejoints par des archers, Tairens et Cairhienins en soies et en dentelles, qui, juste une semaine plus tôt, avaient sans aucun doute ovationné Colavaere aussi bruyamment. Hommes et femmes qui ne demandaient qu’à ne pas retourner à Cairhien, certains agitant les bras en acclamant. Il les salua du Sceptre du Dragon, et ils hurlèrent plus fort.
Un roulement de tambours et une sonnerie de trompettes se mêlèrent aux acclamations, produits par une autre douzaine d’hommes de Dobraine, en tabards cramoisis décorés sur la poitrine du disque noir et blanc, la moitié portant de longues trompettes drapées dans des linges blancs identiques, l’autre moitié avec une timbale décorée de même sur chaque flanc de leur cheval. Cinq Aes Sedai portant le châle vinrent à sa rencontre quand il descendit le grand escalier, avançant d’un pas glissé. Alanna le scruta de ses grands yeux noirs pénétrants – le petit nœud d’émotion à la base de son crâne lui apprit qu’elle était plus calme, plus détendue que jamais –, regard inquisiteur, puis elle fit un petit geste, et Min lui toucha le bras et alla se mettre à côté d’elle. Bera et les autres firent de petites révérences, inclinant légèrement la tête, tandis que des Aiels sortaient en foule du palais et se plaçaient derrière lui. Nandera était à la tête de deux cents Vierges – elles n’allaient certes pas se laisser surpasser par les « parjures » –, et Camar, un Bent Peak Daryne dégingandé plus gris que Nandera et dépassant Rand d’une demi-tête, commandait deux cents Seia Doon qui ne voulaient pas se faire éclipser par des Far Dareis Mai, et encore moins par des Cairhienins. Ils passèrent à sa droite et à sa gauche pour se ranger autour de la cour.
Il y avait là Bera comme une fière paysanne, et Alanna comme quelque reine à la sombre beauté, toutes les deux dans leur châle à franges vertes, la rondelette Rafela, encore plus sombre qu’Alanna, enveloppée de bleu, qui le regardait anxieusement, Faeldrin aux yeux froids, également Verte, des perles de couleur tressées dans ses petites nattes, et la svelte Merana dans son châle gris, dont le froncement de sourcils faisait de Rafela l’image de la sérénité incarnée des Aes Sedai.
— Où sont Kiruna et Vérin ? demanda-t-il. J’ai dit, toutes.
— C’est exact, mon Seigneur Dragon, répondit Bera en douceur, avec une révérence imperceptible, mais qui le stupéfia. Nous n’avons pas trouvé Vérin ; elle est quelque part dans les tentes des Aiels. En train d’interroger… – son calme se troubla un instant – … les prisonnières, je crois, pour tenter d’apprendre ce qui était prévu quand nous arriverions à Tar Valon.
Quand il parviendrait à Tar Valon ; elle en savait assez pour ne pas révéler ce détail en un endroit où tout le monde pouvait entendre.
— Et Kiruna est… en conférence avec Sorilea sur une question de protocole. Mais je suis certaine qu’elle sera plus qu’heureuse de se joindre à nous si vous envoyez une convocation personnelle à Sorilea. J’irai moi-même si vous…
Il l’interrompit d’un geste. Cinq devraient suffire. Peut-être que Vérin pourrait apprendre quelque chose. Avait-il envie de savoir ? Et Kiruna. Une question de protocole ?
— Je suis content que vous vous entendiez avec les Sagettes.
Bera ouvrit la bouche pour parler, mais la referma fermement. Quoique Alanna eût raconté à Min, cela la fit rougir et relever le menton avec défi, mais, bizarrement, elle sembla lui répondre assez calmement. Il se demanda si elle lui dirait de quoi il retournait. Une chose dont il était certain à propos des femmes, c’est que chacune avait un jardin secret dans son cœur dont elle parlait parfois à une autre femme, mais jamais à un homme. La seule chose dont il était certain concernant les femmes.
— Je ne suis pas venu pour rester là toute la journée, dit-il avec irritation.
Les Aes Sedai s’étaient mises en rang, avec Bera à leur tête, les autres un demi-pas derrière. Si Kiruna avait été là, c’était elle qui aurait précédé les autres. C’était leur arrangement, pas celui de Rand. Il ne s’en souciait guère, dans la mesure où elles respectaient leurs serments, et il ne s’en serait pas soucié du tout, n’étaient Min et Alanna.
— Dorénavant, Merana parlera en votre nom ; c’est d’elle que vous recevrez vos ordres.
Leurs yeux se dilatèrent, comme s’il les avait giflées une par une. Y compris Merana. Même Alanna tourna brusquement la tête. Pourquoi étaient-elles stupéfaites ? Bera et Kiruna avaient été leur porte-parole depuis les Sources de Dumaï, certes, mais Merana avait été l’ambassadrice envoyée à Caemlyn.
— Si vous êtes prête, Min ?
Sans attendre la réponse, il descendit dans la cour. On lui avait sorti le grand hongre noir aux yeux de feu qu’il avait ramené des Sources de Dumaï, avec une couverture cramoisie brodée aux quatre coins du disque blanc et noir, et surmontée d’une selle à haut troussequin abondamment décorée d’or. Ce harnachement s’assortissait à l’animal et à son nom, Tai’daishar dans l’ancienne langue, Seigneur de Gloire. Le cheval et le harnachement convenaient tous deux au Dragon Réincarné.
Tandis qu’il montait, Min conduisit la jument gris souris sur laquelle elle était revenue, enfilant ses gants d’équitation avant de sauter en selle.
— Seiera est un bel animal, dit-elle, flattant l’encolure de sa jument. J’aimerais qu’elle soit à moi. Et j’aime son nom, aussi. Il désigne une fleur que nous appelons œil-bleu à Baerlon, et qui pousse partout au printemps.
— Elle est à vous, dit Rand.
Quelle que soit l’Aes Sedai à laquelle appartenait la bête, elle ne refuserait pas de la lui vendre. Il donnerait mille couronnes à Kiruna pour Tai’daishar ; elle n’aurait pas à se plaindre ; les plus beaux étalons du Tairen ne coûtaient jamais plus du dixième de cette somme.
— La conversation avec Alanna était intéressante ?
— Rien qui puisse vous passionner, dit-elle avec désinvolture, mais une légère rougeur lui monta aux joues.
La procession attira les foules tout le long des larges avenues, et les balcons et les toits se couvrirent de badauds à mesure que la nouvelle se répandait. Vingt lanciers de Dobraine allaient devant, pour dégager la voie, avec trente Vierges et autant d’Yeux Bleus, puis venaient la musique, les battements des tambours – vroum, vroum, vroum, VROUM, VROUM – ponctués de joyeuses sonneries de trompettes. Les hurlements des badauds couvraient presque les tambours et les trompettes, en un rugissement inarticulé qui pouvait aussi bien être de rage que d’approbation. Les bannières flottaient devant Dobraine et derrière Rand, Bannière du Dragon Blanc et Bannière de la Lumière, et les Aiels voilés trottaient à côté des lanciers, dont les rubans flottaient aussi à la brise. Ici et là, on leur lança des fleurs. Peut-être qu’on ne le haïssait pas, qu’on le craignait seulement. Il faudrait s’en contenter.
— C’est un train digne d’un roi, constata Merana tout haut, pour être entendue.
— Alors il suffit pour le Dragon Réincarné, dit-il sèchement. Voulez-vous rester en arrière ? Vous aussi, Min.
Les toits abritaient parfois des assassins. Aujourd’hui, la flèche ou le carreau d’arbalète qui lui était destiné ne frapperait pas une femme à sa place.
Elles se laissèrent dépasser par le grand hongre noir, le temps de trois foulées, puis elles se retrouvèrent près de lui, Min l’informant de ce que Berelain avait écrit sur le Peuple de la Mer, sur la Prophétie de Jendai et sur le Coramoor, et Merana ajoutant ce qu’elle savait sur la prophétie, quoique, de son propre aveu, ce ne fût guère plus que ce qu’avait dit Min.