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Surveillant les toits, il n’écoutait que d’une oreille. Il n’embrassait pas le saidin, mais il le sentait derrière lui en Dashiva et les deux autres. Il ne ressentait pas le picotement lui annonçant que les Aes Sedai embrassaient la Source, mais il leur avait demandé de s’en abstenir sans permission. Peut-être devait-il rapporter cet ordre. Elles semblaient tenir leur serment. Comment pouvait-il en être autrement ? Elles étaient Aes Sedai. Il serait bien avancé si un assassin lui plantait sa lame dans le corps pendant qu’une des sœurs tenterait de décider si servir signifiait le servir, ou si obéir signifiait canaliser.

— Pourquoi riez-vous ? s’enquit Min.

Seiera s’approcha en caracolant, et elle leva les yeux sur lui en souriant.

— La situation ne prête pas à rire, mon Seigneur Dragon, dit Merana, acide, de l’autre côté. Les Atha’an Miere peuvent être très bizarres. Tous les peuples deviennent chatouilleux quand il s’agit de leurs prophéties.

— Le monde entier prête à rire, rétorqua-t-il.

Min rit avec lui, mais Merana renifla et se détourna.

À la rivière, les hautes murailles de la ville se prolongeaient jusque dans l’eau, flanquées de longues jetées de pierre grise partant du quai. Gabares, barques et barges de toutes sortes et tailles étaient amarrées partout, tous les équipages sur le pont pour assister à l’événement, mais le vaisseau que cherchait Rand était prêt et attendait, au bout d’une jetée dont tous les ouvriers avaient été renvoyés. Cela s’appelait une chaloupe, longue et étroite embarcation sans mât, avec juste un piquet à la proue, de quatre toises de haut, surmonté d’une lanterne, et un autre identique à la poupe. De trente toises de long, avec un nombre égal de longs avirons de chaque côté, elle ne pouvait pas transporter des marchandises comme un vaisseau de la même taille, mais elle ne dépendait pas non plus du vent, et, avec son faible tirant d’eau, elle pouvait naviguer jour et nuit, les rameurs se relayant par équipes. Les chaloupes étaient utilisées sur les rivières pour le transport des chargements importants et urgents, ce qui semblait s’accorder à la situation présente.

Le capitaine s’inclina plusieurs fois devant Rand quand il descendit la rampe d’accès, Min à son bras, suivi des Aes Sedai et des Asha’man. Elver Shaene était encore plus svelte que son bateau, en tunique jaune de coupe murandienne qui lui arrivait aux genoux.

— C’est un honneur de vous transporter, mon Seigneur Dragon, murmura-t-il, épongeant son crâne chauve d’un grand mouchoir. Un honneur, sans aucun doute. Un honneur, effectivement. Un grand honneur.

À l’évidence, il aurait préféré voir son bateau plein à ras bord de vipères. Il cligna les yeux sur les châles des Aes Sedai, fixant leurs visages sans âge en s’humectant les lèvres, ses yeux inquiets papillonnant d’elles à Rand. Sa mâchoire s’affaissa devant les Asha’man, quand il eut rapproché mentalement leurs tuniques noires de la rumeur, et, à partir de cet instant, il évita de tourner les yeux dans leur direction. Shaene regarda Dobraine et ses hommes monter à bord avec leurs bannières, suivis des trompettes et des tambours, puis il lorgna avec méfiance les cavaliers qui s’alignaient sur la jetée, comme s’il les soupçonnait de vouloir embarquer eux aussi. Nandera, avec vingt Vierges, et Camar avec vingt Yeux Bleus, tous la shoufa enroulée autour de la tête, mais dévoilés, poussèrent le capitaine à mettre vivement les Aes Sedai entre eux tous et lui. Les Aiels avaient l’air sinistre, car le battement de cœur qu’il leur fallait pour se voiler pouvait les ralentir, mais le Peuple de la Mer savait peut-être ce que signifiait pour eux le voile, et il ne fallait pas qu’ils aillent croire qu’on venait les attaquer. Rand craignit que le mouchoir de Shaene n’emporte les rares cheveux gris qui lui restaient.

La chaloupe s’éloigna de la jetée à vive allure, les bannières claquant à la proue et à la poupe, trompettes sonnantes et tambours battants. Une fois au milieu de la rivière, des gens sortirent sur le pont des autres vaisseaux, grimpant même dans les gréements. Il en surgit aussi sur le pont du vaisseau du Peuple de la Mer, beaucoup vêtus de couleurs vives qui contrastaient avec les tenues ternes des autres. L’Écume Blanche était un vaisseau plus grand que la plupart des autres, mais aussi plus svelte et élégant, avec deux grands mâts inclinés vers l’arrière, réunis par des espars horizontaux, alors que presque tous les autres bateaux avaient des espars en oblique plus longs que les mâts pour tenir leurs voiles. Ici, tout affirmait leur différence, sauf en une chose, Rand le savait, où les Atha’an Miere devaient être comme tout le monde. Ils pouvaient soit accepter de le suivre de leur plein gré, soit être forcés à le faire ; les Prophéties disaient qu’il unirait les peuples de tous les pays – « le Nord sera lié à l’Est et le Sud sera lié à l’Ouest » – et personne ne pouvait être autorisé à regarder en spectateur. Il le savait maintenant.

Donnant des ordres dans son bain, il n’avait pas pu s’étendre sur ce qu’il ferait, une fois à bord de L’Écume Blanche, alors il l’énonça maintenant en détail, ce qui provoqua les sourires des Asha’man, comme prévu – ou plutôt, Narishma et Flinn sourirent, Dashiva cligna des yeux distraitement –, et des froncements de sourcils chez les Aiels, comme prévu également. Ils n’aimaient pas qu’on les laisse en arrière. Dobraine se contenta de hocher la tête ; il savait qu’il était là uniquement pour la parade. Ce que Rand n’attendait pas, ce fut la réaction des Aes Sedai.

— À vos ordres, mon Seigneur Dragon, dit Merana, avec une de ces petites révérences dont elle avait le secret.

Les quatre autres se regardèrent, puis s’inclinèrent en murmurant derrière elle : « À vos ordres. » Pas une protestation, pas un seul froncement de sourcils, pas un seul regard hautain ni la récitation des raisons pour lesquelles tout devait être fait autrement qu’il ne le voulait. Pouvait-il commencer à leur faire confiance ? Ou, en bonnes Aes Sedai, trouveraient-elles un moyen de se défiler dès qu’il aurait le dos tourné ?

— Elles tiendront parole, dit brusquement Min, comme si elle avait lu dans ses pensées.

Une main passée sous son bras, et tenant sa manche à deux mains, elle parla bas, pour lui seul.

— Je viens de les voir toutes les cinq sous votre autorité, ajouta-t-elle, où cas où il n’aurait pas compris.

Il n’était pas certain de tenir cela pour acquis, même si elle l’avait vu dans une vision.

Il ne resta pas longtemps dans l’expectative. La chaloupe vola sur les flots, et, en un rien de temps, les rameurs relevèrent les avirons à vingt toises de L’Écume Blanche, beaucoup plus haute sur l’eau. Tambours et trompettes se turent, et Rand canalisa, créant un pont d’Air bordé de Feu connectant la chaloupe au grand vaisseau du Peuple de la Mer. Min à son bras, il commença la traversée, semblant pour tous, sauf les Asha’man, marcher dans le vide.

Il pensait que Min hésiterait, au début du moins, mais elle s’avança simplement à son côté, comme si ses bottes à talons verts foulaient la terre ferme.

— J’ai confiance en vous, dit-elle simplement.

Elle sourit, aussi, en partie pour le réconforter, et également, pensa-t-il, parce que ça l’amusait de lire de nouveau dans ses pensées.

Il se demanda si elle aurait autant confiance s’il lui avouait que ce pont était le plus long qu’il pouvait tisser. Une toise de plus, et tout se serait écroulé au premier pas. À ce stade, cela équivalait à se soulever soi-même avec le Pouvoir, ce qui était impossible ; même les Réprouvés ne savaient pas pourquoi, de même qu’ils ignoraient pourquoi les femmes pouvaient créer des ponts plus longs que les hommes, alors qu’elles étaient moins puissantes. Ce n’était pas une question de poids ; n’importe quel poids pouvait traverser n’importe quel pont.