Juste avant la lisse de L’Écume Blanche, il s’immobilisa, suspendu dans le vide. Malgré toutes les descriptions de Merana, il eut un choc à la vue des gens qui le regardaient. Des femmes noires, et des hommes torse nu avec de larges ceintures de couleur se balançant jusqu’à leurs genoux, avec des chaînes d’or et d’argent autour du cou et des anneaux dans les oreilles, et dans le nez aussi pour certaines femmes, vêtues de corsages multicolores par-dessus leurs chausses noires et bouffantes. Aucune n’avait davantage d’expression qu’une Aes Sedai confirmée. Quatre de ces femmes, bien que pieds nus, portaient des soies de couleurs vives, dont deux des brocarts, et elles avaient aussi plus de colliers et de boucles d’oreilles que toutes les autres, avec une chaîne décorée de petits médaillons d’or reliant une boucle d’oreille à un anneau de nez. Regroupées, elles se taisaient, et le regardaient en respirant de minuscules boîtes ajourées en or suspendues à leur cou par des chaînettes. C’est à elles qu’il s’adressa.
— Je suis le Dragon Réincarné. Je suis le Coramoor.
Un soupir collectif parcourut l’équipage. Mais pas le groupe des femmes.
— Je suis Harine din Togara Deux Vents, Maîtresse-des-Voiles du Clan Shodein, annonça celle aux plus nombreux anneaux d’oreilles, belle femme à la bouche bien fendue, en brocart rouge avec cinq anneaux d’or dans chaque oreille.
Elle avait quelques fils blancs dans ses cheveux noirs et raides, et de fines pattes-d’oie autour des yeux. Il émanait d’elle une dignité impressionnante.
— Je parle ici au nom de la Maîtresse-des-Vaisseaux. S’il plaît à la Lumière, le Coramoor peut monter à bord.
Pour une raison inconnue, elle sursauta, de même que ses trois compagnes, mais ces paroles ressemblaient bien à une autorisation. Rand posa le pied sur le pont avec Min, regrettant d’avoir attendu.
Il lâcha le saidin et le pont disparut, mais il sentit un autre le remplacer immédiatement. En succession rapide, les Asha’man puis les Aes Sedai furent près de lui, les sœurs pas plus perturbées que ne l’avait été Min, même si une ou deux rajustèrent leurs jupes un peu plus longuement que nécessaire. Elles n’étaient toujours pas à leur aise au voisinage des Asha’man, comme elles l’affirmaient.
Après un seul regard sur les Aes Sedai, les quatre femmes du Peuple de la Mer se rapprochèrent en un petit groupe compact et se mirent à chuchoter. C’est Harine qui parlait le plus, de même qu’une jolie jeune femme en brocart vert, avec huit boucles d’oreilles, les deux simplement vêtues de soie n’intervenant que pour de brefs commentaires.
Merana toussota discrètement et parla bas derrière la main qu’elle avait mise devant sa bouche.
— J’entends qu’elle vous appelle le Coramoor. Il paraît que les Atha’an Miere sont de redoutables négociatrices, mais je crois qu’elle a révélé quelque chose.
Hochant la tête, Rand baissa les yeux sur Min. Plissant les paupières, elle scrutait les quatre femmes, mais dès qu’elle eut pris conscience de son regard, elle secoua la tête à regret ; pour le moment, elle ne voyait rien qui puisse lui être utile.
Harine se retourna si calmement que ce conciliabule précipité aurait pu ne jamais avoir eu lieu.
— Voici Shalon din Togara Marée du Matin, Pourvoyeuse-de-Vent du clan Shodein, dit-elle, inclinant légèrement la tête vers la femme en brocart vert, ainsi que Derah din Selaan Marée Montante, Maîtresse-des-Voiles de L’Écume Blanche.
Chacune s’inclina à l’énoncé de son nom, et porta ses doigts à ses lèvres.
Derah, belle femme proche de l’âge mûr, était en simple soie bleu pâle, avec huit anneaux d’oreilles, mais ces derniers et ceux de son nez, ainsi que la chaîne qui les réunissait étaient plus beaux que ceux de Shalon et d’Harine.
— Bienvenue sur mon vaisseau, dit Derah, et que la grâce de la Lumière soit sur vous jusqu’à ce que vous quittiez ses ponts.
Elle s’inclina légèrement à l’adresse de la quatrième femme, vêtue de soie jaune.
— Voici Taval din Chanai Neuf Mouettes, Pourvoyeuse-de-Vent de L’Écume Blanche.
Elle n’avait que trois anneaux à chaque oreille, mais aussi beaux que ceux de la Maîtresse-des-Voiles. Elle paraissait plus jeune que Shalon, pas plus âgée que lui-même.
Harine reprit l’initiative, et dit, avec un geste vers la poupe :
— Nous nous entretiendrons dans ma cabine, si vous le voulez bien. Ce vaisseau n’est pas grand, Rand al’Thor, et la cabine est petite. Si vous voulez venir seul, votre escorte pourra monter la garde ici pour assurer votre sécurité.
Tiens, tiens ! Du Coramoor elle descendait à Rand al’Thor. Elle était du genre à reprendre d’une main ce qu’elle avait donné de l’autre, si elle pouvait.
Il allait ouvrir la bouche pour accepter – n’importe quoi pour en finir rapidement ; Harine, accompagnée des trois autres, se dirigeait déjà vers la proue, lui faisant signe de la suivre – quand Merana se remit à toussoter.
— Les Pourvoyeuses-de-Vent peuvent canaliser, murmura-t-elle vivement derrière sa main. Vous devriez emmener deux sœurs avec vous, ou elles croiront avoir pris l’avantage.
Rand fronça les sourcils. L’avantage ? Il était le Dragon Réincarné après tout. Pourtant…
— Je viendrai avec plaisir, Maîtresse-des-Vagues, mais Min ici présente m’accompagne partout, dit-il, tapotant la main de Min sur son bras, car elle ne l’avait pas lâché, et Harine acquiesça de la tête.
Taval lui tenait déjà la porte ; avec un petit salut, Derah lui fit signe d’entrer.
— Et Dashiva, bien sûr.
Il sursauta en entendant son nom, comme si cela l’avait réveillé. Au moins, il n’écarquillait pas les yeux comme Flinn et Narishma, dévisageant les femmes. Les contes parlaient tous de la grâce et de la beauté enjôleuses des femmes du Peuple de la Mer, et Rand voyait bien que c’était vrai – elles marchaient comme si elles étaient sur le point de se mettre à danser au pas suivant, se déhanchant voluptueusement – mais il n’avait pas amené ces hommes pour se rincer l’œil.
— Restez vigilants ! leur dit-il durement.
Narishma rougit, se redressa en sursaut, saluant, le poing sur le cœur. Flinn se contenta de saluer, mais tous deux semblèrent plus alertes. Pour une raison inconnue, Min leva les yeux sur lui, avec un petit sourire ironique.
Harine hocha la tête, un peu plus impatiemment. Un homme sortit de l’équipage, en chausses bouffantes de soie verte, une épée et une dague aux manches d’ivoire passées dans sa ceinture. Les cheveux plus blancs qu’elle, il avait aussi cinq épais petits anneaux à chaque oreille. Elle l’écarta de la main, avec encore plus d’impatience.
— Quand il vous plaira, Rand al’Thor.
— Et bien entendu, ajouta Rand comme à la réflexion, je dois avoir près de moi Merana et Rafela.
Il ne savait pas exactement pourquoi il avait choisi la seconde – peut-être parce que la rondelette Tairene était la seule qui n’était pas une Verte, en dehors de Merana – mais à sa surprise, celle-ci eut un sourire approbateur. D’ailleurs, Bera hocha aussi la tête, de même que Faeldin et Alanna.
Harine, elle, n’approuva pas. Elle pinça les lèvres avant de se ressaisir.
— Comme il vous plaira, dit-elle, plus tout à fait aussi aimable.
Une fois dans la cabine de poupe, où tout, excepté quelques coffres cerclés de cuivre, semblait encastré dans les parois, Rand ne fut plus si sûr qu’Harine n’avait pas gagné l’avantage qu’elle cherchait, simplement en les amenant là. Pour commencer, il était forcé de se voûter, même entre deux poutres du plafond, ou le nom qu’on leur donnait sur un bateau. Il avait lu plusieurs livres sur les vaisseaux, mais aucun n’en parlait. Le fauteuil qu’on lui offrit au bout d’une table étroite ne pouvait pas s’en écarter, étant boulonné au sol, mais Min lui montra comment débloquer un loquet pour faire pivoter l’accoudoir, et il put s’asseoir, mais ses genoux cognaient contre le bas de la table. Il n’y avait que huit fauteuils. Harine s’assit en face de lui à l’autre bout de la table, tournant le dos aux hublots de poupe aux volets rouges fermés, avec sa Pourvoyeuse-de-Vent à sa gauche, la Maîtresse-des-Voiles à sa droite, et Taval à côté d’elle. Merana et Rafela prirent place après Shalon, tandis que Min s’asseyait à la gauche de Rand. Dashiva, n’ayant pas de fauteuil, resta debout près de la porte, assez mal à l’aise car sa tête frôlait les poutres. Une jeune femme en corsage bleu vif, avec un seul anneau à chaque oreille, entra avec d’épaisses tasses de faïence remplies d’un thé noir et amer.