— Finissons-en, dit Rand avec irritation quand elle sortit avec son plateau.
Il but une gorgée de thé, puis laissa sa tasse sur la table. Il ne pouvait pas étendre les jambes. Il détestait être confiné. Des images fulgurèrent dans sa tête, où il était plié en deux dans un coffre, et il eut du mal à maîtriser sa colère.
— La Pierre de Tear est tombée, les Aiels ont franchi le Mur du Dragon, toutes les parties de votre Prophétie de Jendai sont réalisées. Je suis le Coramoor.
Harine sourit par-dessus sa tasse, d’un sourire froid et sans joie.
— Il en est peut-être ainsi, s’il plaît à la Lumière, mais…
— C’est ainsi, répliqua sèchement Rand, malgré un regard avertisseur de Merana.
Elle alla même jusqu’à lui pousser la jambe du pied. Cela aussi, il l’ignora. Les murs de la cabine semblaient s’être rapprochés.
— Qu’est-ce que vous ne croyez pas, Maîtresse-des-Vagues ? Le fait que les Aes Sedai me servent ? Rafela. Merana.
Il eut un geste impérieux.
Il voulait simplement qu’elles s’approchent de lui, mais elles posèrent leur tasse, se levèrent avec grâce, se placèrent à sa droite et à sa gauche – et s’agenouillèrent. Chacune prit une de ses mains dans les deux siennes, et la baisa, juste sur la crinière dorée du Dragon enroulé sur ses avant-bras. Il parvint tout juste à dissimuler le choc qu’il ressentit, sans quitter des yeux Harine, dont le visage prit une coloration grisâtre.
— Les Aes Sedai me servent, et le Peuple de la Mer me servira aussi.
Il fit signe aux deux sœurs de retourner à leur place. Bizarrement, elles eurent l’air un peu surprises.
— C’est ce que dit la Prophétie de Jendai. Le Peuple de la Mer servira le Coramoor. Je suis le Coramoor.
— Oui, mais… il y a la question du Marché.
D’après le ton, le mot était en majuscules.
— La Prophétie de Jendai dit que vous nous amènerez la gloire, et que toutes les mers du monde nous appartiendront. Si nous vous donnons quelque chose, vous devez aussi nous concéder autre chose en échange. Si je négocie mal le Marché, Nesta me pendra par les chevilles dans le gréement, et réunira les Douze Premières du Clan Shodein pour nommer une nouvelle Maîtresse-des-Voiles.
Une expression d’horreur toute pure passa sur son visage en prononçant ces paroles, et ses yeux noirs se dilatèrent d’incrédulité. Sa Pourvoyeuse-de-Vent la dévisagea, tandis que Derah et Taval, pour ne pas l’imiter, baissaient les yeux sur la table avec tant d’intensité qu’il sembla que leur visage allait se désintégrer.
Et soudain, Rand comprit. Ta’veren. Il en avait vu les effets, les moments soudains où se produisaient les choses les moins vraisemblables parce qu’il était là, mais il n’avait jamais su ce qui se passait avant que tout ne soit fini. Se dégourdissant les jambes du mieux possible, il posa les deux bras sur la table.
— Les Atha’an Miere me serviront, Harine. C’est écrit.
— Oui, oui, nous vous servirons, mais…
Harine sortit à demi de son fauteuil, renversant son thé.
— Que me faites-vous, Aes Sedai ? Ce n’est pas une négociation honnête.
— Nous ne faisons rien, dit Merana avec calme.
Elle parvint même à boire une gorgée de thé sans grimacer.
— Vous êtes en présence du Dragon Réincarné, ajouta Rafela. Le Coramoor que votre prophétie vous commande de servir, je crois.
Elle posa un index sur une joue ronde.
— Vous avez dit que vous parlez au nom de la Maîtresse-des-Vaisseaux. Cela signifie-t-il que votre parole engage tous les Atha’an Miere ?
— Oui, murmura Harine d’une voix rauque, retombant sur son siège. Ce que je dis engage tous les vaisseaux, et la Maîtresse-des-Vaisseaux elle-même.
Pour les gens du Peuple de la Mer, il était impossible de pâlir, mais en regardant Rand, elle n’en fut pas loin.
Il sourit à Min pour partager ce moment. Enfin, un peuple venait à lui sans combattre pied à pied, et sans se diviser comme les Aiels. Peut-être Min pensa-t-elle qu’il désirait son aide pour conclure cet accord, ou peut-être fut-ce le ta’veren. Elle se pencha vers la Maîtresse-des-Vagues.
— Vous serez punie pour ce qui s’est passé ici aujourd’hui, Harine, mais pas aussi sévèrement que vous le craignez, à mon avis. Un jour, vous serez la Maîtresse-des-Vaisseaux.
Harine la regarda en fronçant les sourcils, puis se tourna vers sa Pourvoyeuse-de-Vent.
— Elle n’est pas Aes Sedai, dit Shalon, et Harine sembla balancer entre le soulagement et la déception.
Jusqu’au moment où Rafela prit la parole.
— Il y a plusieurs années, j’ai entendu parler d’une jeune fille douée de la capacité remarquable de voir des choses. Est-ce vous, Min ?
Min grimaça dans sa tasse, puis hocha la tête à contrecœur ; elle disait toujours que plus il y avait de gens au courant de ce don, moins il en sortait de bon. Regardant l’Aes Sedai par-dessus la table, elle soupira. Rafela hocha simplement la tête, mais Merana la dévisagea, ses yeux noisette avides dans un masque de sérénité. Aucun doute, elle allait coincer Min à la première occasion, pour découvrir ce qu’était son talent et comment il fonctionnait ; et nul doute que Min ne s’y attendît aussi. Rand ressentit un picotement d’irritation. Elle aurait dû savoir qu’il la protégerait des importunités. Un picotement d’irritation, et la satisfaction de pouvoir au moins la protéger de cela.
— Vous pouvez faire confiance à ce que relate Min, Harine, dit Rafela. D’après mes renseignements, ce qu’elle voit se réalise toujours. Et même si elle ne s’en rend pas compte, elle a vu autre chose.
Elle pencha de côté son visage rond, les lèvres incurvées en un sourire.
— Si vous devez être punie pour ce qui se passe ici, cela signifie que vous acquiescerez à ce que veut votre Coramoor.
— À moins que je n’acquiesce à rien du tout, bredouilla Harine. Si je ne conclus pas un Marché…
Elle serra les poings sur la table. Elle avait déjà reconnu qu’elle devait régler le Marché. Elle avait admis que le Peuple de la Mer servirait.
— Ce que je vous demande n’a rien d’excessif, dit Rand.
Il y avait réfléchi depuis qu’il avait décidé de venir.
— Quand j’aurai besoin de vaisseaux pour transporter des hommes et des marchandises, le Peuple de la Mer les fournira. Je veux savoir ce qui se passe au Tarabon et dans l’Arad Domain, et dans tous les pays entre les deux. Vos vaisseaux peuvent apprendre – apprendront – ce que je veux savoir. Ils font escale à Tanchico, à Bandar Eban et dans une centaine de villes et de villages entre les deux. Vos vaisseaux naviguent en haute mer plus vite que personne. Le Peuple de la Mer surveillera aussi loin à l’ouest qu’il pourra naviguer dans l’Océan d’Aryth. Il y a un peuple qu’on appelle les Seanchans, qui vit au-delà de l’Océan d’Aryth, et un jour, ils tenteront de nous conquérir. Le Peuple de la Mer me préviendra quand cela se produira.