— Il faut que je continue à battre le fer pendant qu’il est chaud, dit-il lentement, puis il se retourna vivement vers l’armoire. Ça, ça fera l’affaire, s’exclama-t-il, sortant une tunique très simple en drap vert. Je ne savais pas que c’était là-dedans.
C’était la tunique qu’il portait en revenant des Sources de Dumaï, et elle vit ses mains trembler à ce souvenir. Le plus naturellement possible, elle se leva et le rejoignit, le prit dans ses bras, froissant la tunique entre eux et posant la tête sur sa poitrine.
— Je vous aime, dit-elle simplement.
À travers sa chemise, elle sentait la cicatrice ronde mal refermée de son flanc. Elle se rappelait le jour où il avait reçu cette blessure comme si c’était la veille. C’était la première fois qu’elle l’avait tenu dans ses bras, alors inconscient et mourant.
Il pressa ses mains dans son dos, la serra très fort, à l’étouffer, puis, déception, il s’écarta. Elle crut l’entendre marmonner entre ses dents quelque chose comme « pas honnête ». Pensait-il au Peuple de la Mer pendant qu’il l’étreignait ? Il aurait dû. Merana était une Grise, mais on disait que les gens du Peuple de la Mer pouvaient arracher des sueurs froides à un Domani. Il aurait dû, mais… Elle eut envie de lui botter les chevilles. Il l’écarta doucement et se mit à enfiler la tunique.
— Rand, vous ne pouvez pas être sûr que ça aura de l’effet, même si ça en a eu sur Harine. Si votre qualité de ta’veren affectait toujours tout, tous les rois du monde seraient à genoux devant vous, et les Blancs Manteaux aussi.
— Je suis le Dragon Réincarné, répondit-il avec hauteur, et aujourd’hui, tout m’est possible.
Attrapant son ceinturon, il le boucla à sa taille. La boucle était en cuivre. Celle au dragon d’or était sur le lit. Des gants en cuir noir très fin couvrirent les têtes à crinière dorée du dessus de ses mains et les hérons imprimés au fer rouge dans ses paumes.
— Mais je ne lui ressemble pas, non ? dit-il, ouvrant les bras en souriant. Ils ne me reconnaîtront pas avant qu’il ne soit trop tard.
Elle faillit lever les bras au ciel.
— Vous ne ressemblez pas à un imbécile non plus.
Et qu’il interprète ça comme il voulait. L’idiot la regarda de travers, comme s’il ne savait pas trop quoi en penser.
— Rand, dès qu’ils verront les Aiels, soit ils s’enfuiront, soit ils se battront. Si vous ne voulez pas emmener des Aes Sedai, emmenez au moins quelques Asha’man. Une flèche, et vous serez mort, que vous soyez le Dragon Réincarné ou un simple chevrier.
— Mais je suis le Dragon Réincarné, Min, affirma-t-il avec sérieux. Et ta’veren. Nous irons seuls, vous et moi. Enfin, si vous voulez toujours m’accompagner.
— Vous n’irez nulle part sans moi, Rand al’Thor.
Elle s’abstint d’ajouter qu’il trébucherait sur ses propres pieds si elle n’était pas là. Chez lui, l’euphorie était presque pire que la déprime.
— Nandera n’aimera pas ça.
Elle ne savait pas exactement ce qu’il y avait entre lui et les Vierges – quelque chose de très bizarre, d’après ce qu’elle avait vu – mais tout espoir que cette remarque l’arrête s’évanouit quand il sourit comme un gosse qui joue un bon tour à sa mère.
— Elle n’en saura rien, Min, confia-t-il, une lueur malicieuse dans l’œil. Je fais ça tout le temps, et elles ne l’apprennent jamais.
Il tendit une main gantée, s’attendant à ce qu’elle saute à son appel.
Il n’y avait vraiment rien d’autre à faire que de rajuster sa tunique verte, jeter un coup d’œil dans le grand miroir en pied pour vérifier l’ordonnance de sa coiffure – et prendre sa main. Le problème, c’est qu’elle ne demandait qu’à bondir dès qu’il bougeait le petit doigt ; elle souhaitait juste qu’il ne s’en aperçoive jamais.
Dans l’antichambre, il créa un portail sur le Soleil Levant doré des dalles, et elle se laissa conduire dans une forêt vallonnée au sol couvert de feuilles mortes. Un oiseau fila comme l’éclair, dans le battement rouge de ses ailes. Un écureuil apparut sur une branche, et pépia à leur adresse, dans l’envol de sa queue en panache.
Ce n’était pas du tout le genre de forêts qu’elle avait connues près de Baerlon ; il n’y avait pas beaucoup de vraies forêts près de la cité de Cairhien. La plupart des arbres étaient espacés de quatre, cinq ou même dix toises, grands lauréoles et pins, chênes encore plus grands et arbres qu’elle ne connaissait pas, et qui couvraient le plat sur lequel elle se trouvait avec Rand et escaladaient la pente qui commençait à quelques empans. Même le sous-bois semblait plus clairsemé que chez elle, les buissons, les lianes et les ronces regroupés par plaques, parfois assez grandes. Tout était jaune et desséché. Elle tira de sa manche un mouchoir bordé de dentelle et tapota délicatement la sueur qui perla soudain à son visage.
— De quel côté allons-nous ? demanda-t-elle.
D’après le soleil, le nord était vers le haut de la pente, direction qu’elle aurait choisie. La cité devait se trouver à sept ou huit miles dans cette direction. Avec un peu de chance, ils pourraient revenir sans rencontrer personne. Ou, mieux encore, étant donné ses bottes à talons et le terrain accidenté, sans parler de la chaleur, Rand pouvait décider de créer un autre portail pour rentrer directement au Palais du Soleil. Par comparaison avec ici, il faisait frais au palais.
Avant qu’il n’ait eu le temps de répondre, des craquements de branches et de feuilles annoncèrent l’arrivée de quelqu’un. Le cavalier qui apparut sur un hongre gris aux longues jambes et à la bride et aux rênes frangées d’or était une Cairhienine, petite et mince, en robe d’équitation de soie bleu foncé, presque noire, à crevés horizontaux rouges, verts et blancs depuis le cou jusqu’au-dessous des genoux. La sueur de son visage ne gâchait pas sa beauté ni n’affectait ses yeux grands comme des lacs noirs. Une petite gemme verte pendait sur son front, attachée à une chaîne passée sur ses cheveux noirs qui tombaient en ondulations sur ses épaules.
Min ravala son air, et pas à cause de l’arc qu’elle levait avec naturel dans une main gantée de vert. Un instant, elle fut sûre que c’était Moiraine. Mais…
— Je ne me rappelle pas vous avoir vus au camp, ni l’un ni l’autre, souligna-t-elle d’une voix de gorge, presque voluptueuse.
La voix de Moiraine était cristalline. Elle abaissa son arc, toujours avec naturel, jusqu’à ce qu’il soit pointé droit sur la poitrine de Rand.
Il l’ignora.
— J’avais envie de jeter un coup d’œil sur votre camp, dit-il en s’inclinant légèrement. Vous êtes Dame Caraline Damodred, si je ne me trompe ?
La femme acquiesça de la tête.
Min soupira de regret, mais pas comme si elle avait vraiment cru que Moiraine était ressuscitée. Moiraine était sa seule vision qui ne s’était pas réalisée. Mais Caraline Damodred, l’une des meneuses de la rébellion contre Rand, ici à Cairhien, et l’une des prétendantes au Trône du Soleil… Il tirait vraiment autour de lui tous les fils du Dessin pour l’avoir fait apparaître…
Dame Caraline releva lentement son arc, la corde claqua, projetant la flèche vers le ciel.
— Je doute qu’une flèche soit efficace contre vous, dit-elle, faisant avancer au pas son hongre, et je ne voudrais pas que vous pensiez que je vous menace.