Elle regarda Min, la toisant rapidement de la tête aux pieds – mais Min fut certaine qu’elle avait tout enregistré la concernant – mais sinon, Dame Caraline garda les yeux fixés sur Rand. Elle tira sur ses rênes à trois toises de lui juste assez loin pour qu’il ne puisse pas l’atteindre avant qu’elle ne talonne sa monture.
— Je ne vois qu’un seul homme aux yeux gris et de votre taille capable d’apparaître soudain, sortant de nulle part, à moins que vous ne soyez un Aiel déguisé, mais peut-être aurez-vous la bonté de me dire votre nom ?
— Je suis le Dragon Réincarné, déclara Rand, tout aussi arrogant qu’il l’avait été avec le Peuple de la Mer, pourtant, si le ta’veren était à l’œuvre pour modifier les fils du Dessin, la femme n’en laissa rien paraître.
Au lieu de sauter à terre et de se jeter à genoux devant lui, elle se contenta de hocher la tête, avec une moue pensive.
— J’ai beaucoup entendu parler de vous. Il paraît que vous êtes allé à la Tour Blanche pour vous soumettre au Siège de l’Amyrlin. Il paraît que vous avez tué Elayne et sa mère.
— Je ne me soumets à personne, répondit sèchement Rand.
Il leva sur elle des yeux si féroces qu’ils auraient pu à eux seuls l’arracher de sa selle.
— Au moment où nous parlons, Elayne est en route pour Caemlyn, pour monter sur le tronc d’Andor. Après quoi, elle aura aussi celui de Cairhien.
Min grimaça. Était-il obligé de prendre ce ton hautain et suffisant ? Elle espérait qu’il s’était un peu calmé après le Peuple de la Mer.
Dame Caraline posa son arc devant elle en travers de sa selle, le caressant d’une main gantée. Peut-être regrettant sa flèche perdue ?
— Je pourrais accepter ma jeune cousine sur le trône – mieux que certaines autres, au moins – mais…
Ces grands yeux noirs qui semblaient liquides se durcirent soudain comme de la pierre.
— Mais je ne suis pas sûre de pouvoir vous accepter à Cairhien, et je ne parle pas seulement des changements que vous apportez aux lois et aux coutumes. Vous… changez le destin par votre seule présence. Depuis votre arrivée, des gens meurent chaque jour dans des accidents si bizarres qu’ils paraissent impossibles. Tant de maris abandonnent leurs femmes, et tant de femmes leurs maris que personne n’en parle plus maintenant, tant c’est devenu banal. Vous déchirerez Cairhien juste en y restant.
— L’équilibre, intervint vivement Min.
Rand était si sombre qu’il avait l’air près d’exploser. Peut-être avait-il eu raison de venir, après tout. Mais il aurait été absurde de lui laisser gâcher cette rencontre dans un accès de colère. Elle poursuivit, sans leur donner le temps de parler :
— Il y a toujours un équilibre entre le bien et le mal. C’est ainsi que fonctionne le Dessin. Même le Dragon Réincarné ne peut rien y changer. Comme le jour équilibre la nuit, le bien équilibre le mal. Depuis qu’il est venu, il n’y a pas eu un seul enfant mort-né dans la cité, pas un enfant né difforme. Et certains jours, il y a davantage de mariages qu’il n’y en avait en une semaine, et pour chaque homme qui meurt étouffé par une plume, une femme tombe pieds par-dessus tête sur trois étages, et au lieu de se casser le cou, elle se relève sans une écorchure. Nommez un mal, et vous aurez aussitôt un bien qui lui correspond. La révolution de la Roue du Temps exige l’équilibre, et il ne fait qu’augmenter les chances de ce qui se serait produit de toute façon dans la nature.
Soudain, elle rougit, réalisant qu’ils la regardaient tous les deux. La dévisageaient, plutôt.
— L’équilibre, murmura Rand, haussant les sourcils.
— J’ai lu certains livres de Maître Fel, murmura-t-elle, ne voulant pas qu’ils pensent qu’elle se prenait pour un philosophe.
Dame Caraline sourit à son haut troussequin et tripota ses rênes. Cette femme riait d’elle. Elle allait lui montrer de quoi rire !
Brusquement, un grand hongre noir aux allures de destrier surgit dans de grands craquements de broussailles, monté par un homme d’un âge certain, avec des cheveux en brosse et une petite barbe pointue. Il était en surcot de coupe tairene à crevés de satin vert, et des yeux d’un bleu stupéfiant brillaient comme des saphirs polis dans son visage sombre couvert de sueur. Il n’était pas spécialement beau, mais ces yeux magnifiques compensaient un nez trop long. Il tenait un arc dans une main gantée de cuir, et une flèche dans l’autre.
— Cela est passé à quelques pouces de mon visage, Caraline, et porte vos armoiries ! Il n’y a pas de gibier ici, mais ce n’est pas une raison…
C’est alors qu’il remarqua la présence de Rand et de Min, et il baissa vers eux son arc tendu.
— Ce sont des vagabonds, Caraline, ou avez-vous trouvé des espions venus de la cité ? Je n’ai jamais cru qu’al’Thor nous laisserait tranquilles bien longtemps.
Une demi-douzaine de cavaliers apparurent derrière lui, suant sang et eau dans leurs surcots aux manches bouffantes à rayures de satin, et de femmes transpirantes en robes d’équitation à hautes fraises de dentelle. Tous un arc à la main. Le dernier de ces cavaliers n’était pas encore arrêté, chevaux piaffant en secouant la tête, qu’une douzaine d’autres surgirent des broussailles d’une autre direction, et s’arrêtèrent près de Caraline, hommes et femmes frêles en vêtements sombres à rayures de couleur qui leur allaient parfois jusqu’au-dessous de la taille. Tous un arc à la main. Des serviteurs suivaient à pied, peinant et haletant dans la chaleur, chargés de préparer et transporter le gibier abattu. Aucun n’était armé d’autre chose que d’un long couteau d’écorcheur, mais Min déglutit, et se tamponna machinalement les joues de son mouchoir avec un peu plus de vigueur. Si une personne reconnaissait Rand avant qu’il ne s’en rende compte…
Dame Caraline n’hésita pas.
— Ce ne sont pas des espions, Darlin, dit-elle, faisant tourner son cheval pour faire face à tous ces Tairens.
Le Haut Seigneur Darlin Sisnera ! Il ne manquait plus que le Seigneur Toram Riatin ! La nature de ta’veren de Rand manipulait les fils du Dessin, et Min regretta qu’il y réussît aussi bien.
— Un cousin et sa femme, expliqua Caraline, venus d’Andor pour me voir. Puis-je vous présenter Tomas Trakand – d’une branche mineure de la Maison – et son épouse Jaisi.
Min eut envie de la foudroyer ; la seule Jaisi qu’elle ait jamais connue était un pruneau sec avant ses vingt ans, acariâtre et coléreuse en prime.
Le regard de Darlin passa sur Rand, s’attarda un instant sur Min. Il abaissa son arc et inclina la tête, imperceptiblement, salut d’un Haut Seigneur de Tear à un petit noble.
— Bienvenue à vous, Seigneur Tomas. Il faut être brave pour venir nous voir dans les circonstances présentes. Al’Thor peut lâcher sur nous ses sauvages d’un jour à l’autre.
Dame Caraline le gratifia d’un regard exaspéré, qu’il ignora avec ostentation.
Il remarqua toutefois que le salut que Rand lui fit en retour n’était pas plus profond que le sien. Il le nota et fronça les sourcils. Dans son escorte, une femme à la sombre beauté marmonna entre ses dents avec colère – elle avait un visage long et dur, marqué par la fureur –, et un cavalier trapu, fronçant les sourcils et transpirant dans son surcot vert clair rayé de rouge, fit avancer son cheval de quelques pas, comme pour renverser Rand.
— La Roue tisse comme la Roue le veut, dit Rand avec froideur, comme s’il n’avait rien remarqué.
Le Dragon Réincarné pour pratiquement tout le monde était ce qu’il était. Une montagne d’arrogance.
— Peu de choses arrivent suivant nos prévisions. Par exemple, j’ai entendu dire que vous étiez à Tear, en Haddon Mirk.
Min aurait voulu oser parler, ou dire quelque chose pour le calmer. À la place, elle se contenta de lui caresser le bras. Avec naturel. En épouse – voilà un mot qui sonnait bien pour l’heure –, en épouse vis-à-vis de son mari. Autre mot qui sonnait bien. Lumière, c’était dur d’être juste ! Et ce n’était pas juste d’être obligée d’être juste !