Min les étudia par-dessus le mouchoir qu’elle pressait sur son nez pour se protéger de la poussière, sans se soucier de ce que Caraline en pensait. Des visages abattus et des visages sinistres les regardèrent passer, toutes gens qui savaient se trouver dans un piège. Ici et là, les armoiries d’une Maison se dressaient avec raideur sur la tête d’un homme, mais la plupart étaient équipés de bric et de broc, pièces d’armures disparates et qui ne leur allaient pas très bien. Toutefois, un grand nombre – des hommes trop grands pour être des Tairens – étaient en tunique rouge sous leur plastron cabossé. Min avisa un obscur lion blanc sur une manche rouge crasseuse. Sur une chaloupe, Darlin ne pouvait avoir amené avec lui qu’un nombre d’hommes limité, peut-être pas plus que son groupe de chasse. Caraline traversait le camp sans regarder à droite ni à gauche, mais chaque fois qu’ils approchaient d’un de ces hommes en tunique rouge, elle pinçait la bouche.
Darlin démonta devant une tente immense, la plus grande que Min eût jamais vue, plus grande que ce qu’elle avait jamais imaginé, grand ovale à rayures rouges, brillant au soleil comme de la soie, avec pas moins de quatre sommets, chacun dominé de la bannière du Soleil Levant de Cairhien, or sur champ d’azur, flottant paresseusement à la brise au bout d’un mât. Il en sortait des accords de harpe au milieu de bruits de voix, qui semblaient cacarder comme des oies. Des palefreniers emmenèrent leurs chevaux, et Darlin offrit son bras à Caraline. Au bout d’une très longue halte, elle posa légèrement les doigts sur son poignet et le laissa l’escorter à l’intérieur.
— Ma Dame épouse ? dit Rand, souriant en lui tendant le bras.
Min renifla avec dédain et posa sa main sur la sienne. Elle aurait préféré le battre. Il n’avait pas le droit de plaisanter sur ce sujet, ta’veren ou pas. Il pouvait se faire tuer ici, qu’il soit réduit en cendres ! Mais se souciait-il qu’elle passe le restant de ses jours à le pleurer ? En entrant, elle toucha l’un des rabats de la tente, et hocha la tête, incrédule. C’était de la soie. La tente était en soie !
À peine entrés, elle sentit Rand se raidir. L’escorte réduite de Darlin et celle de Caraline les bousculèrent en passant, avec des murmures d’excuses hypocrites. Entre les quatre principaux mâts de la tente, des tables ployant sous les boissons et les victuailles se dressaient sur des tapis multicolores et il y avait des gens partout, nobles cairhienins dans leurs plus beaux atours, quelques soldats avec le devant de la tête rasé et poudré, hommes de haut rang à en juger par la coupe de leurs tuniques. Une poignée de bardes circulaient dans la foule en jouant de leurs instruments, choisis autant pour leur air plus majestueux qu’aucun noble que pour les harpes dorées et sculptées qu’ils portaient. Mais, comme attirés par un aimant, les yeux de Min se portèrent sur la vraie source de l’inquiétude de Rand, trois Aes Sedai en châles frangés de vert, de brun et de gris, qui devisaient tranquillement. Images et couleurs fulgurèrent autour d’elles, mais rien qu’elle pût interpréter. Un mouvement de foule en révéla une quatrième, au visage rond et confortablement potelée. Autres images, autres couleurs fulgurantes, mais pour Min, le châle rouge sur ses épaules suffisait.
Darlin et Caraline avaient disparu dans la foule avec leurs escortes, mais comme un laquais aux manchettes rayées de rouge, vert et blanc présentait de petits gobelets d’argent à Rand et à Min, Caraline reparut, repoussant les importunités d’un individu au visage en lame de couteau vêtu d’une tunique rouge. Il la foudroya dans le dos tandis qu’elle prenait un gobelet d’argent sur le plateau et congédiait le laquais d’un geste, et le souffle de Min s’arrêta quand une aura fulgura soudain autour de l’homme, nuances maladives si sombres qu’elles en semblaient presque noires.
— Ne faites pas confiance à cet homme, Dame Caraline, conseilla-t-elle, incapable de se taire. Il assassinera quiconque voudra se mettre sur son chemin ; il tuera par caprice, il tuera n’importe qui.
Elle serra les dents avant d’en dire plus.
Caraline regarda par-dessus son épaule comme Lame-de-Couteau se détournait brusquement.
— Je le crois sans peine de Daved Hanlon, dit-elle avec ironie. Les Lions Blancs se battent pour de l’or, pas pour Cairhien, et ils pillent pire que les Aiels. L’Andor est devenu trop dangereux pour eux, on dirait, ajouta-t-elle, avec un coup d’œil à Rand. Toram lui a promis beaucoup d’or, je crois, et des domaines, j’en suis sûre.
Elle leva les yeux sur Min.
— Le connaissez-vous, Jaisi ?
Min ne put que secouer la tête. Comment expliquer ce qu’elle savait maintenant de Hanlon, c’est-à-dire que ses mains seraient rouges du sang de viols et d’assassinats avant qu’il ne meure ? Si elle avait su quand et qui… Mais tout ce qu’elle sentait, c’est qu’il tuerait. De toute façon, parler d’une vision ne changeait jamais rien ; ce qu’elle voyait se produisait, même si elle prévenait les intéressés. Parfois, avant qu’elle ait appris à être prudente, cela arrivait parce qu’elle les avait avertis.
— J’ai entendu parler des Lions Blancs, dit Rand avec froideur. Cherchez parmi eux des Amis du Ténébreux, et vous ne serez pas déçue.
Il y avait eu certains soldats de Gaebril, Min savait cela, et pas grand-chose de plus, sauf que le Seigneur Gaebril était en réalité Rahvin. Il allait sans dire que des soldats servant un Réprouvé devaient avoir parmi eux des Amis du Ténébreux.
— Et lui ?
De l’autre côté de la tente, Rand montra de la tête un homme dont la longue tunique noire avait autant de crevés que celle de Caraline. Très grand pour un Cairhienin, près d’une tête plus petit que Rand, il était mince, avec des épaules larges, un menton fort et à peine quelques fils blancs aux tempes. Pour une raison inconnue, les yeux de Min furent attirés par son compagnon, un petit maigre au grand nez et aux oreilles décollées, en tunique de soie rouge pas tout à fait à sa taille. Il n’arrêtait pas de tripoter une dague incurvée à sa ceinture, arme luxueuse au fourreau doré avec une grosse pierre rouge en haut de la poignée, qui luisait sombrement à la lumière. Elle ne vit aucune aura autour de lui. Il lui parut vaguement familier. Tous deux les regardaient, Rand et elle.
— Lui, murmura Caraline d’un ton tendu, c’est le Seigneur Toram Riatin en personne. Et son compagnon inséparable ces derniers temps, Maître Jeraal Mordeth. Odieux petit nabot. Ses yeux me donnent envie de prendre un bain. Tous les deux me donnent l’impression d’être sale.
Elle cligna des yeux, surprise de ce qu’elle venait de dire, mais elle se ressaisit rapidement. Min avait le sentiment que Caraline ne se laissait jamais démonter bien longtemps. En cela, elle ressemblait beaucoup à Moiraine.
— À votre place, je serais prudent, Cousin Tomas, poursuivit-elle, vous avez peut-être fait un miracle ou un travail de ta’veren sur moi – et peut-être même sur Darlin, quoique j’ignore ce qui en résultera, je ne fais pas de promesse –, mais Toram vous hait passionnément. D’une haine pas aussi virulente avant l’arrivée de Mordeth, mais depuis… Toram nous ferait attaquer la cité immédiatement, ce soir même. Vous une fois mort, dit-il, les Aiels s’en iraient, mais je crois que c’est votre mort qu’il recherche, encore plus que le trône.