— Mordeth, souligna Rand, les yeux braqués sur Toram Riatin et le petit maigrichon, s’appelle Padan Fain, et sa tête est mise à prix mille couronnes.
Caraline faillit lâcher son gobelet.
— Des reines ont justifié une moindre rançon. Qu’est-ce qu’il a fait ?
— Il a ravagé mon village parce que c’est mon village, dit Rand, le visage figé, la voix glaciale. Il a amené des Trollocs pour tuer mes amis, parce que c’étaient mes amis. C’est un Ami du Ténébreux et un homme mort, termina-t-il en serrant les dents.
Il écrasa son gobelet d’argent dans sa main gantée, répandant le punch sur le tapis.
Min souffrit pour lui, pour sa douleur – elle savait ce que Fain avait fait aux Deux Rivières –, mais elle posa la main sur sa poitrine, proche de la panique. S’il craquait maintenant, s’il canalisait, la Lumière seule savait combien d’Aes Sedai présentes…
— Pour l’amour de la Lumière, ressaisissez-vous, commença-t-elle, quand une agréable voix féminine s’éleva derrière eux.
— Allez-vous me présenter à votre jeune ami, Caraline ?
Min regarda par-dessus son épaule, et vit un visage sans âge, des yeux sereins sous des cheveux gris fer noués en un chignon d’où pendillaient de petits ornements en or. Ravalant un glapissement, Min toussota. Elle pensait que Caraline l’avait sondée d’un seul regard, mais ces yeux froids semblaient connaître sur elle des choses qu’elle-même avait oubliées. Le sourire de l’Aes Sedai, qui rajustait son châle frangé de vert, fut loin d’être aussi aimable que sa voix.
— Bien sûr, Cadsuane Sedai.
Caraline semblait secouée, mais elle maîtrisa sa voix bien avant d’avoir fini de présenter son « cousin » et sa « femme ».
— Mais je crains que Cairhien ne soit pas pour eux un endroit propice en ce moment, dit-elle, de nouveau la maîtrise de soi incarnée, son sourire exprimant le regret de ne pas garder plus longtemps Rand et Min auprès d’elle. Ils ont accepté de suivre mon conseil et de rentrer en Andor.
— Vraiment ? rétorqua Cadsuane, ironique.
Min sentit le cœur lui manquer. Même si Rand ne lui avait pas parlé d’elle auparavant, elle aurait compris, à la façon dont Cadsuane le regardait, qu’elle le connaissait. De minuscules oiseaux, lunes et étoiles se balancèrent quand elle secoua la tête.
— La plupart des garçons apprennent à ne pas mettre la main dans le si joli feu la première fois qu’ils se brûlent, Tomas. D’autres ont besoin d’être fessés pour apprendre. Mieux vaut un postérieur endolori qu’une main brûlée.
— Je ne suis plus un enfant, comme vous savez, dit Rand sèchement.
— Vraiment ?
Elle le toisa de la tête aux pieds, comme s’il y avait une grande distance entre les deux.
— Eh bien, il semble que je saurai bientôt si vous avez besoin d’une fessée.
Ces yeux froids dérivèrent sur Min, sur Caraline, puis, imprimant une dernière secousse à son châle, Cadsuane elle-même dériva dans la foule et s’y perdit.
Min ravala la boule qu’elle avait dans la gorge, et fut contente de voir que Caraline faisait de même, maîtrise de soi ou non. Rand – le fieffé imbécile ! – regarda l’Aes Sedai s’éloigner, comme s’il avait l’intention de la suivre. Cette fois, ce fut Caraline qui lui posa la main sur la poitrine.
— Je crois comprendre que vous connaissez Cadsuane, dit-elle d’une voix sourde. Soyez prudent avec cette femme ; même les autres sœurs la craignent.
Sa voix de gorge se fit plus grave.
— J’ignore totalement ce qu’il adviendra de la rencontre d’aujourd’hui, mais quoi qu’il arrive, je crois qu’il est temps pour vous de partir, « Cousin Tomas ». Grand temps. Je vais demander les chevaux…
— C’est votre cousin, Caraline ? s’enquit une voix masculine, grave et vibrante, et Min sursauta malgré elle.
Toram Riatin était encore plus beau de près que de loin, avec cette beauté mâle et cette assurance souveraine qui auraient attiré Min avant de connaître Rand. Pourtant, elle le trouva quand même attirant, mais moins que Rand, c’est tout. Le sourire de ses lèvres fermes était assez séduisant.
Le regard de Toram tomba sur la main de Caraline, toujours sur la poitrine de Rand.
— Dame Caraline doit devenir ma femme, fit-il avec nonchalance. Le saviez-vous ?
Caraline s’empourpra de colère.
— Ne racontez pas ça, Toram ! Je vous ai déclaré que je ne vous épouserai pas, et je m’y tiendrai !
Toram sourit à Rand.
— Je crois que les femmes ne savent jamais ce qu’elles pensent avant qu’on ne le leur montre. Qu’en dites-vous, Jeraal ? Jeraal ?
Il regarda autour de lui, fronçant les sourcils. Min le dévisagea, stupéfaite, il était si beau, avec juste ce qu’il fallait de… Elle regretta de ne pas voir des visions à volonté. Elle aurait bien voulu savoir ce que l’avenir réservait à cet homme.
— J’ai vu votre ami détaler dans cette direction, Toram, dit Caraline, la bouche tordue de dégoût, avec un vague geste de la main. Vous le trouverez près des bouteilles, je crois, ou en train d’importuner les servantes.
— À plus tard, ma précieuse.
Il voulut lui caresser la joue, et sembla amusé quand elle recula. Sans faire de pause, il transféra son amusement sur Rand. Et l’épée qu’il portait au côté.
— Aimeriez-vous un peu d’exercice, cousin ? Je vous appelle ainsi parce que nous serons cousins quand Caraline sera ma femme. Avec des épées d’exercice, naturellement.
— Certainement pas, objecta Caraline en riant. Il n’est qu’adolescent, Toram, et distingue à peine un bout de cette arme de l’autre. Sa mère ne me le pardonnerait jamais si je permettais…
— Un peu d’exercice, coupa brusquement Rand. Autant voir où cela nous conduira. J’accepte.
36
Lames
Min ne savait pas si elle devait gémir, hurler, ou s’asseoir et pleurer. Caraline, qui fixait Rand, les yeux dilatés, semblait devant le même dilemme.
Toram se mit à se frotter les mains en riant.
— Écoutez tous, cria-t-il. Vous allez voir du sport. Dégagez la piste. Dégagez la piste.
Il s’éloigna, faisant signe aux gens de s’écarter du centre de la tente.
— Berger, gronda Min, vous n’avez pas la cervelle ramollie. Vous n’avez pas de cervelle du tout !
— Je ne le formulerais pas exactement ainsi, intervint Caraline d’un ton très ironique, mais je suggère que vous partiez maintenant. Quels que soient les… tours… que vous pensez pouvoir utiliser sur nous, il y a sept Aes Sedai dans la tente, dont quatre de l’Ajah Rouge récemment arrivées du Sud en chemin pour Tar Valon. Si l’une d’entre elles avait le moindre soupçon, je crains beaucoup que ce qui aurait pu arriver aujourd’hui, quoi que ce soit, n’arrive jamais. Partez.
— Je n’utiliserai aucun… tour, dit Rand, débouclant son ceinturon et le tendant à Min. Si je vous ai touchés d’une certaine façon, vous et Darlin, peut-être puis-je toucher Toram d’une autre.
La foule reculait, libérant un espace de vingt toises de diamètre entre deux des grands mâts centraux. Certains, après avoir regardé Rand, se frictionnèrent les côtes en riant. On offrit aux Aes Sedai les meilleures places, naturellement, Cadsuane et ses deux acolytes d’un côté, les quatre en châle de l’Ajah Rouge de l’autre. Cadsuane et ses amies considéraient Rand sans cacher leur désapprobation, et aussi proches de l’irritation que des Aes Sedai pouvaient le paraître. Mais les Sœurs Rouges semblaient s’inquiéter davantage pour ces trois-là. Au moins, bien qu’étant juste en face d’elles, elles feignirent d’oublier la présence des autres sœurs. Personne ne peut être aveugle sans essayer.
— Écoutez-moi, cousin, dit Caraline, la voix brisée d’inquiétude.