Curieusement, Rand se frictionna simplement la joue.
— Vous vous trompiez, Cadsuane. Il est réel. J’en suis certain. Je le sais.
Encore plus curieusement, il semblait désirer qu’elle le croie.
Min le plaignit de tout son cœur. Il avait dit qu’il entendait des voix ; c’était sans doute de cela qu’il parlait. Elle leva vers lui sa main droite, oubliant qu’elle tenait un couteau, et ouvrit la bouche pour prononcer des paroles de réconfort. Même si elle n’était pas très sûre de jamais pouvoir réutiliser ce mot avec innocence. Elle ouvrit la bouche – et Fain bondit hors du brouillard derrière Rand, une lame luisant dans son poing.
— Derrière vous ! hurla-t-elle.
Tendant le bras droit, elle le visa de son couteau tandis qu’elle lançait celui qu’elle tenait dans la main gauche. Tout arriva en même temps, dans le flou du brouillard hivernal.
Rand commença à se retourner, effectuant une torsion sur le côté, et Fain se contorsionna aussi, pour bondir sur lui. À cause de cette rotation, le couteau de Min le manqua, mais la dague de Fain ne fit qu’entailler le flanc gauche de Rand. On aurait dit que la lame avait juste coupé sa tunique, et pourtant, il hurla. Il hurla, en se tenant le flanc, son qui paniqua Min, et il s’effondra contre Cadsuane, se raccrochant à elle pour ne pas tomber, et ils roulèrent tous les deux à terre.
— Dégagez-moi la voie ! cria une autre sœur – Samitsu, se dit Min –, et soudain, les pieds de Min refusèrent de la porter.
Elle tomba lourdement, grognant en heurtant le sol avec Caraline, qui jura, haletante :
— Sang et cendres !
Tout en même temps.
— Remuez-vous ! cria Samitsu, comme Darlin bondissait vers Fain, l’épée au poing.
Le maigrichon se déplaça à une vitesse stupéfiante, se jetant à terre et roulant hors de portée de Darlin. Étrangement, il émit un rire caquetant en retombant sur ses pieds, et s’enfuit, presque immédiatement avalé par la grisaille.
Min se releva en tremblant.
Caraline se montra bien plus vigoureuse.
— Je vais vous dire une chose, Aes Sedai, lança-t-elle d’un ton froid, brossant violemment ses jupes de la main. Je n’accepte pas d’être traitée ainsi. Je suis Caraline Damodred, Haut Siège de la Maison…
Min cessa d’écouter. Cadsuane, assise un peu plus haut sur la pente, tenait la tête de Rand dans son giron.
Ce ne pouvait être qu’une simple coupure. La dague de Fain ne pouvait pas avoir fait plus que toucher… Poussant un cri. Min se jeta en avant. Aes Sedai ou pas, elle repoussa Cadsuane et berça la tête de Rand dans ses bras. Il avait les yeux clos, la respiration saccadée, le front brûlant.
— Faites quelque chose ! cria-t-elle à Cadsuane, comme en écho aux cris lointains résonnant dans le brouillard. Faites quelque chose !
Une partie de son être lui disait que cela n’avait pas grand sens après l’avoir repoussée, mais le visage de Rand semblait lui brûler les mains, lui brûler la raison.
— Samitsu, vite, dit Cadsuane, se levant en rajustant son châle. Il dépasse mes capacités de Guérison.
Elle posa une main sur la tête de Min.
— Mon enfant, je ne le laisserai pas mourir avant de lui avoir appris les bonnes manières. Cessez de pleurer immédiatement.
Ce fut très étrange, Min était pratiquement sûre que Cadsuane n’avait pas agi sur elle avec le Pouvoir, et pourtant c’est l’impression qu’elle eut. Lui apprendre les bonnes manières. Cela promettait de belles empoignades. Lui lâchant la tête, non sans réticence, elle recula sur les genoux. Très étrange. Elle n’avait même pas réalisé qu’elle pleurait, pourtant l’assurance de Cadsuane suffit à arrêter ses larmes. Reniflant, elle s’essuya les joues du gras de la paume, tandis que Samitsu s’agenouillait devant lui, posant les doigts sur son front. Min se demanda pourquoi elle ne lui prenait pas la tête entre ses deux mains, comme faisait Moiraine.
Brusquement, Rand se convulsa, haletant et gesticulant si violemment qu’un de ses bras renversa la Sœur Jaune sur le dos. Dès que Samitsu retira ses doigts, il se calma. Min rampa plus près. Sa respiration était plus régulière, mais il avait toujours les yeux clos. Elle lui toucha les joues. Plus fraîches que tout à l’heure, mais encore trop fiévreuses. Et pâles.
— Quelque chose ne va pas, grogna Samitsu en se redressant.
Elle ouvrit la tunique de Rand, et, saisissant la chemise à l’endroit de la coupure, elle tira, faisant une large déchirure dans le tissu.
L’entaille faite par la dague de Fain, pas plus longue qu’une main et très superficielle, traversait sa vieille cicatrice ronde. Même dans la pénombre, Min vit que les bords en étaient boursouflés et enflammés, comme si la blessure était restée sans soins pendant des jours. Elle ne saignait plus, mais elle aurait dû disparaître. C’était ainsi qu’agissait la Guérison : les chairs se ressoudaient sous vos yeux.
— Il semble que ce soit un kyste, pontifia Samitsu, effleurant la vieille blessure, mais plein de mal au lieu de pus. Mais… d’un mal différent, ajouta-t-elle suivant la coupure du doigt.
Soudain, elle fronça les sourcils sur la Verte debout au-dessus d’elle, et sa voix prit un ton maussade et défensif.
— Si j’avais les mots pour l’exprimer, Cadsuane, je les prononcerais. Je n’ai jamais rien vu de pareil. Jamais. Mais je vais vous dire une chose : si j’avais été un rien plus lente, si vous ne l’aviez pas traité avant moi, il serait peut-être déjà mort. Cela étant…
La Sœur Jaune soupira et sembla se dégonfler, son visage s’affaisser.
— Cela étant, je crois qu’il mourra quand même.
Min secoua la tête, tentant de protester, mais sa langue était paralysée. Elle entendit Caraline murmurer une prière. Elle était debout près de Darlin, serrant une de ses manches à deux mains. Darlin lui-même posait un regard soucieux sur Rand, comme s’efforçant de comprendre ce qu’il voyait.
Cadsuane se pencha pour tapoter l’épaule de Samitsu.
— Vous êtes la meilleure en existence, peut-être la meilleure de tous les temps ; personne ne peut se comparer à vous pour la Guérison.
Samitsu hocha la tête et se releva, mais avant même d’être sur ses pieds, elle avait repris toute sa sérénité d’Aes Sedai. Pas Cadsuane qui, les mains sur les hanches, baissait les yeux sur Rand en fronçant les sourcils.
— Peuh ! Je ne te permettrai pas de me claquer dans les pattes, mon garçon, gronda-t-elle, comme si Rand était en faute.
Puis, au lieu de toucher la tête de Min d’un geste réconfortant, elle la tapota d’une phalange.
— Debout, ma fille. Vous n’êtes pas une chiffe molle – n’importe quel imbécile peut le constater –, alors cessez de faire semblant. Darlin, vous le porterez. Les bandages devront attendre. Ce brouillard ne nous quitte pas, alors c’est nous qui allons le quitter.
Darlin hésita. Peut-être fut-ce l’air péremptoire de Cadsuane, ou bien la main que Caraline leva à demi vers son visage, mais il rengaina brusquement son épée, marmonnant entre ses dents, et hissa Rand sur ses épaules, bras et jambes retombant de chaque côté.
Min ramassa l’épée marquée du héron et la remit doucement dans le fourreau pendant au ceinturon de Rand.
— Il en aura besoin, dit-elle à Darlin, et au bout d’un moment, il acquiesça de la tête.
Heureusement pour lui ; elle avait mis toute sa confiance dans la Sœur Verte, et elle ne permettrait à personne d’être d’un avis différent.
— Faites bien attention, Darlin, dit Caraline de sa voix de gorge, quand Cadsuane les eut mis en ordre de marche. Restez derrière moi, je vous protégerai.
Darlin rit à s’en couper le souffle, et il gloussait encore quand ils se remirent à monter dans le brouillard glacé et les cris distants, lui au centre portant Rand sur ses épaules, et les femmes en cercle autour d’eux.
Min savait qu’elle n’était rien de plus qu’une paire d’yeux, tout comme Caraline, de l’autre côté de Cadsuane, et elle savait que son couteau dégainé ne pouvait rien contre les monstres nés de la brume, mais Fain était peut-être encore vivant quelque part. Elle ne le raterait pas une seconde fois. Caraline avait aussi tiré sa dague, et, aux regards qu’elle jetait sur Darlin, titubant sous le poids de Rand, elle semblait bien déterminée à protéger le Dragon Réincarné, elle aussi.