Mais peut-être pas lui. N’importe quelle femme était capable d’oublier ce long nez pour ce rire.
Des formes se condensaient toujours dans le brouillard, anéanties par le feu, et une fois, sur leur droite, quelque chose d’énorme fendit en deux un cheval hennissant avant que les Aes Sedai n’aient pu intervenir. Après ça, Min vomit bruyamment, sans la moindre honte ; les gens mouraient, mais au moins ils étaient là par choix. Le soldat le plus minable aurait pu s’enfuir la veille s’il l’avait voulu, mais pas ce cheval. Des formes s’élevaient et s’évanouissaient, des gens mouraient, hurlant toujours au loin, semblait-il, pourtant, ils continuaient à croiser des carcasses déchiquetées qui avaient été des humains une heure plus tôt. Min commença à se demander s’ils reverraient jamais la lumière du jour.
Avec une soudaineté renversante, et sans avertissement, elle tituba dans la lumière, un instant entourée de grisaille, l’instant suivant sous un soleil d’or rayonnant dans un ciel d’azur, si aveuglant qu’elle mit la main en visière sur ses yeux. Et là-bas, à environ cinq miles à travers les collines dénudées, se dressait Cairhien, solide et carrée sur un sommet. Sans savoir pourquoi, la cité ne lui parut plus vraiment réelle.
Regardant en arrière, elle frissonna. Il y avait comme une frontière, un mur ondoyant à travers les arbres du sommet, très droit, sans tourbillons ni amincissements. Juste de l’air clair ici, et de la grisaille épaisse là. Devant elle, un arbre redevint partiellement visible, et elle réalisa que le brouillard reculait, peut-être brûlé par le soleil. Mais bien trop lentement pour que cette retraite soit naturelle. Les autres regardaient le phénomène, aussi médusés qu’elle, même les Aes Sedai.
À vingt pas sur leur gauche, un homme surgit soudain dans l’air clair à quatre pattes. Il avait le devant de la tête rasé, et, d’après son plastron noir déformé, c’était un simple soldat. Jetant des regards paniqués autour de lui, il ne sembla pas les voir, et continua à descendre la colline, toujours à quatre pattes. Plus loin sur la droite, deux hommes et une femme apparurent, courant à toutes jambes. La femme avait des rayures colorées sur le devant de sa robe, mais combien, c’était difficile à dire, car elle avait retroussé ses jupes aussi haut qu’elle pouvait pour courir plus vite, afin de rester toujours à la hauteur des hommes. Aucun ne regarda ni à droite ni à gauche, dégringolant la colline, trébuchant et tombant, et se relevant sans cesser d’avancer.
Caraline contempla un instant la mince lame de sa dague, puis la rengaina brusquement.
— Ainsi disparaît mon armée, soupira-t-elle.
Darlin, Rand toujours inconscient sur les épaules, la regarda.
— Il y a une armée à Tear, si vous l’appelez.
Elle jeta un coup d’œil sur Rand, qu’il portait comme un sac.
— Peut-être, dit-elle.
Darlin tourna la tête vers le visage de Rand, fronçant les sourcils, l’air troublé.
Cadsuane était tout esprit pratique.
— La route est là-bas, indiqua-t-elle, tendant le bras vers l’ouest. Ce sera plus rapide que de marcher à travers champs, plus facile de la rejoindre.
Facile n’était pas le mot que Min aurait choisi. L’air semblait deux fois plus chaud après le froid du brouillard ; elle était inondée de sueur qui semblait miner ses forces. Ses jambes chancelaient. Elle trébuchait sur des racines et tombait à plat ventre, trébuchait sur des pierres et chutait. Elle trébuchait sur ses bottes à hauts talons, et s’affalait. Une fois, ses pieds se dérobèrent simplement sous elle, et elle dévala une quarantaine de pas sur son fond de culotte, agitant les bras jusqu’à ce qu’elle parvienne à se raccrocher à un arbuste. Caraline culbutait aussi souvent qu’elle, et peut-être plus ; les robes n’étaient pas faites pour ce genre d’expédition, et bientôt – après qu’une chute pieds par-dessus tête se soit terminée avec sa jupe autour du cou – elle demanda à Min le nom de la couturière qui faisait ses tuniques et ses chausses. Darlin glissait et trébuchait autant que les femmes, mais chaque fois qu’il allait tomber, quelque chose semblait le rattraper, pour le raffermir sur ses jambes. Au début, il foudroyait les Aes Sedai, en fier Haut Seigneur Tairen qui pouvait porter Rand sans aide. Cadsuane et les autres feignaient de ne pas le voir, et ne chutaient jamais ; elles marchaient tranquillement, devisant calmement, et rattrapaient Darlin quand il fallait. Le temps qu’ils arrivent à la route, il avait l’air reconnaissant et accablé à la fois.
Debout au milieu de la route en terre battue, en vue de la rivière, Cadsuane leva une main pour arrêter le premier véhicule qui passa, un chariot branlant tiré par deux mules étiques, et conduit par un fermier décharné en tunique rapiécée qui tira sur ses rênes avec empressement. Que vit cet individu édenté ? Trois Aes Sedai sans âge, revêtues de leur châle, peut-être descendues d’une calèche quelques instants plus tôt. Une Cairhienine inondée de sueur et de haut rang, à en juger par les rayures de sa robe ; ou peut-être une mendiante jouant à la grande dame, à mesurer par l’état de cette robe. Un Tairen incontestablement noble, le nez et la barbe dégoulinant de sueur, portant un homme sur ses épaules, comme un sac de grain. Et elle-même, Min. Ses chausses déchirées aux deux genoux, avec une autre déchirure au fond de sa culotte que, louée soit la Lumière, sa tunique dissimulait, et une manche qui ne tenait que par quelques fils. Sans parler de la poussière et des taches.
Sans attendre qu’une autre intervienne, elle tira une dague de sa manche – faisant sauter la plupart de ces quelques fils – et, d’un mouvement plein de panache que Thom Merrilin lui avait appris, elle en fit tournoyer le manche dans sa main, de sorte que la lame étincela au soleil.
— Nous vous demandons de nous conduire au Palais du Soleil, annonça-t-elle, et Rand lui-même n’aurait pas fait mieux.
Il y a des moments où l’autorité épargne les discussions.
— Mon enfant, dit Cadsuane avec reproche, je suis sûre que Kiruna et ses amies feront tout ce qu’elles peuvent, mais il n’y a pas une seule Jaune parmi elles.
Samitsu et Corele sont vraiment les deux meilleures. Dame Arilyn a eu la gentillesse de nous prêter le palais qu’elle possède dans la cité, et c’est là que nous l’emmè…
— Non.
Min ne sut jamais comment elle eut le courage de s’adresser ainsi à cette femme. Sauf que… c’était de Rand qu’elles parlaient.
— S’il se réveille…
Elle s’interrompit et déglutit, la gorge serrée ; il se réveillerait.
— S’il se réveille dans un lieu inconnu, entouré d’Aes Sedai inconnues, j’aime mieux ne pas imaginer ce qu’il pourrait faire. Et vous non plus.
Elle soutint un long moment ce regard impassible, puis l’Aes Sedai hocha la tête.
— Au Palais du Soleil, dit-elle au fermier. Et aussi vite que pourront galoper ces sacs à puces.
Naturellement, ce ne fut pas aussi simple, même pour des Aes Sedai. Ander Tol avait un plein chariot de navets ratatinés qu’il allait vendre dans la cité, et aucune intention d’approcher du Palais du Soleil, où, leur dit-il, le Dragon Réincarné mangeait les gens, que des Aielles de dix pieds de haut faisaient rôtir à la broche. Aucune troupe d’Aes Sedai ne le ferait jamais approcher du Palais du Soleil à moins d’un mile. Mais par ailleurs, Cadsuane lui lança une bourse qui lui fit sortir les yeux de la tête quand il regarda à l’intérieur, puis elle ajouta qu’elle venait d’acheter ses navets et de les louer, son chariot et lui. S’il n’était pas d’accord, il n’avait qu’à rendre la bourse. Cela, les mains sur les hanches et d’un air signifiant clairement qu’il pourrait avaler son chariot sur place s’il rendait la bourse. Ander Tol était un homme raisonnable. Samitsu et Niande vidèrent le chariot, les navets s’envolant tout seuls et se posant en un tas bien ordonné sur le côté de la route. À leur air glacial, c’était une utilisation du Pouvoir qui ne leur plaisait guère. À l’air de Darlin, toujours avec Rand sur les épaules, soulagé qu’on n’ait pas fait appel à lui pour le déchargement, c’était inespéré. Ander Tol prit place sur le siège du cocher, la mâchoire affaissée jusqu’aux genoux, tripotant la bourse comme en se demandant si, tout bien considéré, c’était suffisant.