Peut-être trouvait-il cela divertissant.
— Moghedien, articula aussi Nalesean, mais dans son cas, ce fut plutôt un grognement, et il imprima une secousse à sa barbe taillée en pointe.
— Fichues imbéciles de femmes ! maugréa Mat.
— J’espère que vous n’y incluez pas mon épouse, dit Lan avec froideur, la main sur la poignée de son épée, et Mat leva vivement les mains en un geste de dénégation.
— Bien sûr que non. Je parlais seulement d’Elayne et… et de la Famille.
Au bout d’un moment, Lan hocha la tête, et Mat poussa un discret soupir de soulagement. Ce serait bien de Nynaeve de le faire tuer par son mari – son mari ! – alors qu’aussi sûr que le pain est brun elle aurait caché le fait qu’une Réprouvée était peut-être dans la cité. Même Moghedien ne l’effrayait pas vraiment, pas tant qu’il avait la tête de renard autour du cou, mais le médaillon ne protégeait pas Nalesean et les autres. Sans aucun doute, Nynaeve pensait qu’elle et Elayne pouvaient les protéger. Elles le laissaient amener les Bras Rouges, tout en se moquant de lui sous cape pendant qu’elles…
— N’allez-vous pas lire le message de ma mère, Mat ?
Avant que Beslan n’en parle, il n’avait pas réalisé qu’il y avait une feuille, pliée et repliée, entre la corbeille et le linge à rayures. Il en dépassait juste assez pour révéler le sceau vert portant l’Ancre et l’Épée.
Il rompit la cire du pouce et déplia la feuille, la tenant de telle sorte que Beslan ne puisse pas la lire. C’était préférable ; mais étant donné la façon dont Beslan voyait les choses, ça n’avait peut-être aucune importance. D’une façon ou d’une autre. Mat se félicita que seuls ses yeux aient lu le message. Le cœur lui manquait un peu plus à chaque ligne.
Mat, mon roudoudou,
Je fais transporter vos affaires dans mes appartements. Ce sera tellement plus commode. D’ici votre retour, Riselle occupera votre ancien appartement pour veiller sur Olver. Il semble apprécier sa compagnie.
Je fais venir une couturière pour prendre vos mesures. J’aurai plaisir à regarder. Vous devez porter des tuniques plus courtes. Et des chausses neuves, naturellement. Vous avez un postérieur ravissant. Mon canard, qui est cette Fille des Neuf Lunes à qui je vous fais penser ? J’ai imaginé plusieurs façons délicieuses de vous le faire avouer.
Tous les autres le considéraient, en attente ; enfin, Lan l’observait normalement, mais son regard était plus déroutant que celui des autres ; ce regard semblait presque… mort.
— La Reine trouve qu’il me faut de nouveaux vêtements, dit Mat, fourrant la lettre dans une poche de sa tunique. Je crois que je vais faire un petit somme.
Il tira le bord de son chapeau sur ses yeux, mais il ne les ferma pas, regardant par la fenêtre dont les rideaux ouverts laissaient entrer de petits tourbillons de poussière, ainsi que le vent, mais c’était de beaucoup préférable à la chaleur d’une calèche fermée.
Moghedien et Tylin. Des deux, il préférait encore affronter Moghedien. Il toucha la tête de renard pendant dans le col ouvert de sa chemise. Au moins, il avait une certaine protection contre Moghedien.
Contre Tylin, il n’en avait pas plus que contre cette maudite Fille des Neuf Lunes, qui qu’elle soit par ailleurs. À moins de trouver un moyen de convaincre Elayne et Nynaeve de quitter Ebou Dar le soir même, tout le monde serait au courant. Ces idiotes de femmes le réduisaient vraiment à se conduire comme un gamin. Dans une minute, il avait peur de se mettre à pleurer.
38
Six histoires
Mat serait descendu et aurait tiré la calèche lui-même s’il avait pu. Il trouvait qu’ils pourraient aller plus vite. Le soleil pas encore tout à fait levé, les rues étaient déjà pleines de monde, de chariots et de charrettes cheminant bruyamment à travers la foule et la poussière, au milieu des cris et des jurons, à la fois des cochers et de ceux forcés de s’écarter pour leur faire place. Sur les canaux, il y avait tellement de barges, que les mariniers faisaient avancer à la gaffe, qu’on aurait presque pu marcher sur l’eau comme dans les rues, passant d’une barge à la suivante. Un bourdonnement incessant planait sur l’étincelante cité blanche. Ebou Dar semblait s’efforcer de rattraper le temps perdu la veille, sans parler du temps perdu à Beltaine et à la Fête des Lumières, et ça se comprenait, considérant que le lendemain soir verrait la Fête des Braises, avec le Jour de Maddin, commémorant la fondation de l’Altara deux jours plus tard, et la Fête de la Demi-Lune le soir suivant. Les gens du Sud avaient la réputation d’être industrieux, mais il pensait que c’était parce qu’ils devaient travailler dur pour compenser toutes les fêtes et tous les festivals. L’étonnant, c’est qu’ils en avaient la force.
Finalement, les calèches arrivèrent au fleuve, et s’arrêtèrent sur l’une des longues jetées en pierre avançant en saillie dans le courant, toutes bordées de marches pour monter à bord des bateaux amarrés devant. Fourrant un morceau de fromage et un quignon de pain dans sa poche, il poussa la corbeille sous son siège. Il avait faim, mais une fille de cuisine avait été trop occupée pour réfléchir ; la plus grande partie de la corbeille comprenait une jarre d’huîtres, mais on avait oublié de les faire cuire.
Mettant pied à terre derrière Lan, il laissa Nalesean et Beslan aider Vanin et les autres à descendre de la dernière calèche. Près d’une douzaine d’hommes et même le Cairhienin pas vraiment petit, y avaient été tassés comme harengs en caque, et ils étaient ankylosés. Mat précéda le Lige vers la calèche de tête, l’ashandarei sur l’épaule. Elayne et Nynaeve allaient entendre parler du pays, et peu importe qui écoutait. Essayer de cacher la présence de Moghedien ! Sans parler de ses deux soldats morts ! Il allait… Prenant soudain conscience que Lan le dominait par-derrière comme une statue de pierre avec son épée à la ceinture, il modifia son projet. En tout cas, la Fille-Héritière allait entendre ce qu’il pensait de ses cachotteries sur ce genre de secret.
Nynaeve, debout sur la jetée, nouant les rubans de son chapeau, levait la tête pour parler à la calèche quand il arriva à sa hauteur.
— … réussira, sans doute, mais qui aurait pensé que le Peuple de la Mer demanderait une chose pareille, même en privé ?
— Mais Nynaeve, disait Elayne, descendant, son chapeau à plumes à la main, si la nuit dernière a été aussi extraordinaire que vous le dites, comment pouvez-vous vous plaindre de…
C’est alors qu’elles les virent, Lan et lui. Surtout Lan. Les yeux de Nynaeve se dilatèrent de plus en plus, dévorant son visage qui rougit assez pour faire honte à deux couchers de soleil. Peut-être trois. Elayne se figea, un escarpin sur le marchepied de la calèche, gratifiant le Lige d’un regard si sévère qu’on aurait pu croire à une indiscrétion de Lan. Pourtant, Lan baissa les yeux sur Nynaeve sans plus d’expression qu’un pieu de palissade, et, bien que Nynaeve parût toute prête à ramper sous la calèche pour s’y cacher, elle leva les yeux sur Lan comme si rien d’autre au monde n’existait. Réalisant que ses regards sévères ne servaient à rien, Elayne descendit du marchepied, dégageant la voie à Reanne et à deux Sages-Femmes qui avaient partagé la calèche, Tamarla, et une Saldaeane grisonnante du nom de Janira, mais la Fille-Héritière ne renonça pas. Oh, non. Elle transféra son froncement de sourcils sur Mat Cauthon, et s’il se modifia, ce fut pour s’accuser un peu plus. Mat émit un grognement et secoua la tête. Généralement, quand une femme avait tort, elle trouvait tant de reproches à faire à l’homme le plus proche qu’il finissait par se croire en faute. D’après son expérience et ses souvenirs, anciens et nouveaux, il n’y avait que deux cas où une femme avouait être en tort : quand elle désirait obtenir quelque chose, et quand il neigeait en plein été.