— En conclusion, dit-il, les foudroyant du regard – c’était vraiment dur de se retenir de soupirer en traitant avec des femmes ! – quiconque l’a envoyé doit forcément savoir que la Coupe des Vents est maintenant ici, au Palais Tarasin. Si lui ou elle envoie le gholam ici, certaines d’entre vous vont mourir. Beaucoup d’entre vous, peut-être. Je ne peux pas vous protéger toutes. Peut-être aussi qu’il s’emparera de la Coupe. Sans parler de Falion Bhoda ; il y a peu de chances qu’elle soit seule, même avec Ispan prisonnière, ce qui signifie que nous devons nous protéger également de l’Ajah Noire. Au cas où le Réprouvé et un gholam ne vous suffiraient pas.
Reanne et les Sages-Femmes se redressèrent, encore plus indignées que Merilille et ses amies à la mention de l’Ajah Noire, raides et rassemblant leurs jupes, comme si elles allaient sortir drapées dans leur dignité. Les mettre sous pression, c’était tout ce qu’il pouvait faire.
— Maintenant, vous comprenez pourquoi vous devez toutes quitter le palais et emporter la Coupe dans un endroit que le gholam ne connaît pas ? Dans un endroit que l’Ajah Noire ne connaît pas ? Et pourquoi il faut partir immédiatement ?
Renaile renifla bruyamment.
— Vous vous répétez, Maître Cauthon. Merilille Sedai dit qu’elle n’a jamais entendu parler de ces gholams. Elayne Sedai assure qu’il y avait un homme étrange, une créature, mais rien d’autre. Et qu’est-ce que c’est que ce… cette cabine de stase ? Vous ne nous l’avez pas expliqué. Comment savez-vous ce que vous prétendez affirmer ? Pourquoi devrions-nous quitter l’eau sur la foi d’un homme qui invente des contes de bonne femme ?
Mat regarda Elayne et Nynaeve, quoique sans grand espoir. Si seulement elles avaient consenti à ouvrir la bouche, cette discussion aurait été terminée depuis longtemps. Mais elles le regardèrent, s’exerçant à l’impassibilité des Aes Sedai au point que leurs mâchoires devaient s’ankyloser. Il ne comprenait pas leur silence. Elles n’avaient fait qu’un récit succinct des événements du Rahad, et il aurait parié qu’elles n’auraient même pas mentionné l’Ajah Noire s’il y avait eu une autre façon d’expliquer pourquoi elles arrivaient au palais avec une Aes Sedai ligotée et protégée d’un écran, Ispan était enfermée dans une autre partie du palais, sa présence uniquement connue d’une poignée de personnes. Nynaeve lui avait fait avaler de force une concoction de son cru, mélange d’herbes nauséabond qui lui avait fait sortir les yeux de la tête, le reste du Cercle du Tricot servant de gardiennes. Gardiennes récalcitrantes mais très consciencieuses ; Nynaeve leur avait dit sans ambages que si elles laissaient Ispan s’échapper, elles feraient bien de disparaître avant qu’elle ne leur mette la main dessus.
Il avait pris grand soin de ne pas regarder vers Birgitte, debout près de la porte avec Aviendha. L’Aielle portait une robe ebou-darie, non pas celle en drap dans laquelle elle était revenue, mais une robe de cheval en soie grise qui jurait avec la dague au manche de corne passée à sa ceinture. Birgitte s’était vivement débarrassée de sa robe pour revêtir son habituelle tunique courte et ses chausses bouffantes, respectivement bleu foncé et vert foncé. Elle avait un carquois sur la hanche. Elle était la source de tout ce qu’il savait sur les gholams – et les cabines de stase – à part ce qu’il avait vu de ses yeux dans le Rahad. Et cela, il ne l’aurait pas révélé l’eût-on couché sur un gril chauffé au rouge.
— J’ai lu un jour un livre qui parlait de…, commença-t-il, mais Renaile l’interrompit.
— Un livre, ricana-t-elle. Je ne quitterai pas le sol pour un livre que les Aes Sedai ne connaissent même pas.
Soudain, Mat réalisa avec stupeur qu’il était le seul homme présent dans la pièce. Lan était sorti sur l’ordre de Nynaeve, aussi docile que Beslan à l’ordre de sa mère. Thom et Juilin faisaient les bagages en prévision du départ. Ils avaient sans doute fini maintenant. Le seul homme, entouré d’un mur de femmes apparemment résolues à le laisser se taper la tête contre les murs jusqu’à se réduire la cervelle en bouillie. Cela n’avait pas de sens. Aucun sens. Elles le regardaient, en attente.
Nynaeve, en bleu à crevés jaunes bordé de dentelle, avait ramené sa tresse sur son épaule de sorte qu’elle pendait entre ses seins, mais son lourd anneau d’or – l’anneau de Lan, lui avait-on dit – était soigneusement disposé pour être visible. Elle avait le visage lisse et les mains calmement croisées sur ses genoux, mais parfois, ses doigts frémissaient. Elayne, en soie verte ebou-darie qui faisait paraître Nynaeve pudibonde malgré sa fraise de dentelle, posait sur lui ses yeux bleus comme des lacs tranquilles. Elle aussi avait les mains dans son giron, mais, de temps en temps, elle commençait à suivre d’un doigt les broderies d’or de ses jupes, puis s’interrompait aussitôt. Pourquoi ne disaient-elles pas quelque chose ? S’agissait-il de se venger de lui ? S’agissait-il du classique « Mat veut tellement tout commander, faisons-lui voir ce qu’il peut faire sans nous » ? Il l’aurait cru de Nynaeve n’importe quand, sauf cette fois, mais pas d’Elayne, plus maintenant. Alors, pourquoi ?
Reanne et les Sages-Femmes ne s’écartaient pas de lui comme le faisaient les Aes Sedai, et leur attitude envers lui avait changé. Tamarla le salua de la tête, assez respectueusement. Famelle aux cheveux de miel alla jusqu’à lui adresser un sourire amical. Curieusement, Reanne rougit légèrement. Mais elles ne faisaient pas partie de l’opposition. Les six femmes n’avaient pas prononcé plus de douze mots non sollicités à elles toutes depuis leur entrée dans la pièce. Chacune aurait bondi au moindre claquement de doigts d’Elayne ou de Nynaeve, et aurait continué à le faire jusqu’à ce qu’on lui dise d’arrêter. Il se tourna vers les autres Aes Sedai. Visages infiniment calmes, infiniment patients. Sauf que… les yeux de Merilille se portèrent brièvement sur Nynaeve et Elayne. Sareitha se mit à lentement lisser ses jupes, machinalement.
Une sombre suspicion germa dans l’esprit de Mat. Mains lissant des jupes. Rougeur de Reanne. Carquois de Birgitte. Suspicion trouble. Il ne savait pas vraiment de quoi. Juste qu’il ne s’y était pas pris comme il fallait. Il décocha à Nynaeve un regard sévère, et un autre encore plus sévère à Elayne. Du beurre n’aurait pas fondu sur leurs maudites langues.
Lentement, il s’avança vers les femmes du Peuple de la Mer. Il marcha tout simplement, mais il entendit une Aes Sedai de la bande de Merilille renifler bruyamment, et Sareitha marmonna :
— Quelle insolence !
Eh bien, il allait leur en donner, de l’insolence. Si ça ne plaisait pas à Elayne et à Nynaeve, elles n’avaient qu’à le mettre dans la confidence avant cette réunion. Par la Lumière, il détestait qu’on se serve de lui. Surtout quand il ne savait pas comment, ni pourquoi.
S’arrêtant devant le fauteuil de Renaile, il étudia les visages bruns des Atha’an Miere derrière lui, avant de baisser les yeux sur elle. Elle fronça les sourcils, caressant le manche serti de pierres de lune de la dague passée à sa ceinture. Elle était élégante plutôt que belle, dans la force de l’âge, et, en d’autres circonstances, il eût aimé ses yeux. C’étaient de grands lacs noirs où un homme pouvait se perdre toute une soirée. En d’autres circonstances. D’une façon ou d’une autre, le Peuple de la Mer était la mouche dans la jatte de crème, et il ne voyait absolument pas comment l’en retirer. Il parvint à réprimer son irritation. Tout juste. Que faire, bon sang ?
— Si j’ai bien compris, vous pouvez toutes canaliser, dit-il doucement, mais pour moi, cela ne veut pas dire grand-chose.